1.
Pourquoi écrire à propos de la foi ?
Il semble
qu'il soit nécessaire à chacun de réfléchir quant à sa place et son but dans le
monde. Cette nécessité est peut-être individuelle, peut-être universelle.
Quoiqu'il en soit, les croyances et pensées d'un homme semblent être d'une part
plutôt intimes, et d'autre part, du domaine de l'abstrait… ce genre de choses
qui restent au niveau de l'esprit, de la pensée.
Cependant, dans
son introduction au livre "Moussar Avih'a", le Rav Abraham
Itzhak HaCohen Kook note qu'il est nécessaire d'écrire sur ce sujet
(Introduction, par. 1, éd. Mossad Harav Kook, Jérusalem, 1985, p. 13):
"Il semble qu'il ne soit pas possible d'accomplir
convenablement les "obligations du cœur",
si l'on ne s'écrit pas, à soi-même, un livre concernant les études nécessaires
à cela… De plus, si quelqu'un a déjà atteint un tel degré de connaissance, où
il peut développer un système intelligible par lui-même, il ne pourra atteindre
une quelconque plénitude s'il n'y travaille pas avec son esprit".
Le Rav Kook
semble se baser sur les propos du Maharsha
(sur Baba Bathra 10b) qui explique la guemara affirmant qu'"heureux
est l'homme arrivant ici et son étude est dans sa main" de la manière
suivante :
"Il faut interpréter de la sorte: le principal de
l'étude et le fait que l'homme s'en imprègne vient de l'écriture ; c'est pour
cette raison que nos Sages sont appelés "scribes"".
Pour
approfondir, comprendre et vivre les choses de manière pleine et entière, il
nous faut donc écrire nos pensées, les travailler. Il ne s'agit pas seulement
d'un travail intellectuel, sans retombées pratiques, mais au contraire, d'un
approfondissement impliquant l'homme tout entier, dans sa pleine essence. Le
devoir de la pensée et le fait qu'elle nous astreigne, nous oblige, n'est pas
simple en soi ; cela requiert une pleine sincérité de la part de l'homme et une
recherche intègre de la Vérité. Cette volonté pure, dans le sens où elle ne
fait intervenir aucun autre intérêt, est la porte de la compréhension des
grandes idées essentielles du Judaïsme. En outre, leur connaissance est la clé
de la connaissance du développement du Judaïsme.
Nous sommes
là face à une intéressante dialectique: la connaissance des idées fidèles
permet la compréhension du Judaïsme et de son développement d'une part, alors
que d'autre part, leur écriture permet un approfondissement de celles-ci, tout
comme la capacité de les intégrer dans notre quotidien.
2.
Qu'est-ce que la foi? Définition et limites
Définition
La foi, pour
la définir, a un sens objectif d’assurance
valable, constituant une garantie, ou encore, de fidélité à un engagement, de sincérité.
Mais la foi
peut également avoir un sens plus subjectif signifiant notamment une confiance absolue (soit en une personne,
soit en une affirmation), ou encore, celle-ci peut être définie comme:
« Adhésion ferme de l’esprit,
subjectivement aussi forte que celle qui constitue la certitude, mais
incommunicable par la démonstration».
On peut donc
dire que la foi est un assentiment parfait excluant tout doute, n’ayant pour
autant aucun aspect scientifique (au sens défini précédemment).
Cet
assentiment peut alors être défini comme étant:
« Suffisant
qu’au point de vue subjectif, et […] insuffisant au point de vue objectif ».
D’après cette
dernière définition, la foi semble opposée au savoir ainsi qu’à la raison.
Mais ce n’est
pas tout à fait exact, car cette croyance très forte qu’est la foi, ne renie
pas, ni ne méconnaît, le savoir, ni n’interdit l’usage de la raison.
D’ailleurs,
dans le judaïsme, l’utilisation des « lumières humaines » est même nécessaire
pour quiconque est désireux d’étudier.
Notons encore
que la foi peut être une croyance en
quelque chose, qui se distingue d’une simple croyance à quelque chose par sa force, qui elle-même si situe à un degré
supérieur de la croyance que quelque
chose est vrai.
Il y aurait
donc trois degrés de foi : je crois en D.ieu, je crois à un fait
(comme la venue du Messie) et je crois que quelque chose est vrai, ce
dernier point étant presque une supposition, ou alors une connaissance.
Ces
distinctions linguistiques résument l’interprétation faite au verset « Le
juste vit par sa foi [emounato]».
On peut
tracer, grosso modo, deux "écoles" de pensée.
Pour Rabbi Yehouda
Halévy, auteur du célèbre Kouzari, et
Rav H'esdai Crescas, notamment, c’est de la « foi en… ou a…» qu’il
s’agit ; en effet, ils défendent un courant volontariste qui définit la foi
comme « confiance» sous-tendant « un
engagement émotionnel total, caractérisé par l’amour et la joie ».
D'autre part,
pour Rav Saadia Gaon, Rabeinou Ba’hya et le Rambam, entre autres, la foi doit
être comprise en termes de connaissance
intellectuelle, dans un sens plutôt cognitif,
c’est la « foi que… ».
J'espère
revenir plus en détail sur la voie de chacun de ces géants de la pensée juive
du Moyen-Âge, une autre fois.
Avant le
Moyen-Âge et dans toute la Bible, la question de l’existence de D.ieu ne se
posait pas, car c’était un postulat évident, toutes les structures bibliques en
dépendent.
L’interrogation
était plutôt portée sur la confiance : la réalisation des promesses faites
par D.ieu importait.
En outre,
« croire en… » présuppose « croire que… » et c’est pour
cela que le concept de catéchèse, d’après lequel il y aurait une efficacité
quelconque à affirmer la croyance, n’existe pas dans le judaïsme.
La Emouna
Le terme d'emouna apparaît dans différents endroits et contextes de la Torah,
mais signifie originellement « être ferme, solide », de la même
racine découle le mot « amen » signifiant « en vérité » ou
« ainsi soit-il ». Dans ce sens là, la emouna est une
acceptation.
L'emouna
est une foi inconditionnée en D.ieu ou que D.ieu existe, ce qui doit revenir au
même en fin de compte.
Cependant, nos Sages n’ont pas manqué
de mettre plus l’accent sur le danger de la négation des croyances plutôt que de
prôner le dogme. Nos Sages n'affirment-ils pas que : « celui qui nie
l’idolâtrie connaît toute la torah »?
Toutefois, afin de clarifier les
choses certains ont jugé nécessaire de rédiger des articles de foi; on a
invoqué à cela plusieurs raisons, l'une d'entre elles étant la lutte contre
l’assimilation.
Dans les différentes formulations des
articles de foi, il est frappant de constater un manque de critères reconnus
communément.
Tout cela, pour pouvoir enfin
confronter le christianisme et l’islam au judaïsme, sans danger, en ayant une
base dogmatique certaine, piliers stables et reconnus.
J'espère revenir sur ce sujet plus
profondément dans un prochain article.
Les enjeux
Comme nous ne voulons pas nous limiter à des
définitions théoriques et lointaines, mais plus essayer de réactualiser les
principaux propos de nos Sages, dans une génération où les maux de foi sont
plus que ressentis, nous allons essayer de comprendre ce que signifie l'emouna
à notre niveau.
Après avoir défini qu'il y a différents niveaux
de croyance et que les dogmes du judaïsme, s'il en est, ne sont pas clairement
définis et élaborés, en tout cas, pas accepté par tous, il nous faut comprendre
ce qu'est la emouna, et ce que cela signifie pour nous.
Le Rav Kook écrit (traduction
libre et donc assez inexacte, puisqu'il y a beaucoup d'ambivalences et de
significations plurielles dans le texte hébraïque):
"La
foi n'est ni intellect, ni sentiment, mais la découverte de soi la plus basique
de l'essence de l'âme qui doit être guidée dans son caractère. Et lorsqu'on ne
détruit pas sa voie qui lui est naturelle, elle n'a besoin d'aucun autre
contenu pour l'aider, en effet, elle contient tout en elle-même. Lorsque que la
lumière s'affaiblit, alors viennent l'intellect et le sentiment lui montrer le
chemin. Et même à ce moment là, elle doit connaître sa valeur, que ses
soutiens, l'intellect et le sentiment, ne font pas partie intégrale d'elle-même.
Et lorsqu'elle sera fixée stablement à sa place, alors l'intellect et le
sentiment réussiront à lui dégager le chemin, en découvrant les moyens logiques
et moraux qui lui dégagent les embuscades de son chemin. La vision particulière
de la emouna – qui est en elle-même une "part" de D'ieu (h'elek
Hashem) – est la lumière de la prophétie, et si l'on descend d'un degré, le
flux du Rouah' HaKodesh (l'Esprit Divin); alors que ceux-ci descendent
parfois et s'unissent avec l'intellect et le sentiment, dans leurs voies de
dévoilement. Il faut savoir que l'on ne peut se tourner vers D'ieu ni par
l'intellect, ni par aucun sentiment, et à fortiori par aucun de nos sens, mais
uniquement par la emouna ; et la prière est emouna, tout comme le
sont la crainte et l'amour: ce sont des dévoilements de la emouna. Ce
que l'on appelle le sens de la emouna ou encore le sentiment d'emouna,
et à plus forte raison si on parle de la science de la emouna (mada
ha'emouna), tout cela n'est qu'abus de langage, car l'essence de la emouna
n'est rien de tous ceux-ci, mais bien plus élevé qu'eux, car elle ne manque de
rien, et elle inclut dans une unité et plénitude suprême le condensé le
meilleur et le plus fort de tous ceux-ci."
Le Rav Kook affirme que la foi est au-delà de
l'esprit ou d'un quelconque sentiment, il s'agit d'une force vitale qui nous
meut. En effet, la pensée, d'une part, ne peut pas saisir la profondeur de
l'être,
alors que d'autre part, l'émotion non plus ne permet pas d'appréhender le
monde. La emouna c'est donc une énergie vitale et "Divine"
existant naturellement en chacun, prônant un intellectualisme libre et ouvert
sur tout ce qui transcende les limites de la pensée logique et se liant à une
sensibilité qui enrichit l'âme, faisant vivre l'esprit et renforçant la qualité
de pensée, lorsque cette même énergie vitale n'y arrive pas toute seule. Cette
force se dévoile dans la prière ou dans notre relation sentimentale avec D'ieu.
Le Rav Kook continue en distinguant trois types
d'emouna.
La première provient du monde de la emouna
naturellement contemplative – je pense que l'on peut comprendre cela de deux
manières: soit il s'agit de la force prophétique, qui est contemplative, dont
le Rav Kook a parlé précédemment, ou alors il s'agit de la foi qui provient de
la contemplation de la nature amenant à la connaissance de la grandeur de
D'ieu. La deuxième est basée sur la Torah, les miracles et la tradition, alors
que la troisième est ressentie de manière très intérieure du plus profond de
l'âme.
Ces trois sortes d'emouna, dit-il, sont de "grandes
lumières, dont chacun a des conditions particulières et requiert des rôles
particuliers, et parfois elles se s'assemblent et s'unissent ensemble, en réuniant
leur forces".
Le Rav Kook continue en détaillant plusieurs
états d'âme: que faire lorsqu'une de ces sortes d'emouna prend le dessus
sur les autres, la symbiose nécessaire entre le corps et l'âme de la emouna,
c'est-à-dire savoir relier la foi basée sur la tradition avec la foi
intérieure, provenant du plus profond de notre âme; seul cet équilibre permet
la progression dans ce domaine et permet de ne pas être "malade", au
niveau de la emouna.
Le Rav Kook termine par marquer la différence
entre la emouna et la science, dans leur voie et manière d'aborder le monde,
ainsi que la nécessité d'une zone commune.
Terme utilisé par Rabbeinou Bah'yei Ibn Pakuda (a vécu en
Espagne, à Saragosse, vers 1060) dans son livre "Hovat Halevavot"
– "Le Devoir du cœur" (écrit en arabe dans des caractères hébraïques
et traduit en hébreu par Rav Yehouda Ibn Tibbon et imprimé pour la première
fois en hébreu en 1490) pour parler de la foi et tout ce qui en découle.