vendredi 14 décembre 2012

Miketz et H'anouka - l'homme comme épicentre ?


Dans notre parasha on nous parle des rêves de Pharaon qui, d'une certaine manière constituent une réponse à ceux de Yossef, en effet, il y a un même élément qui apparaît : le blé. Il est intéressant de noter que selon un des avis dans le Talmud celui-ci constituerait l'arbre de la connaissance auquel Adam et H'ava ont illicitement goûté (cela est basé sur le fait que blé se dit "h'ita" et faute "h'èt"). C'est donc ce même élément qui nous fait descendre en Egypte, mais surtout qui marque notre lien aux non-juifs, nous nous devons de réparer la nature de transformer le blé en pain, c'est ainsi que Ya'akov lorsqu'il vendit un plat de lentille à Essav, en échange du droit d'aînesse, il lui vendit également du pain ("leh'em venezid adashim"), et c'est ainsi qu'à la sortie d'Egypte le blé devient de la matza (pain azyme) - son ultime réparation…

Yossef interprète les rêves de Pharaon et on nous parle de sept années d'abondance suivies de sept années de sécheresse. Toutefois, la Torah ne nous précise pas pourquoi l'Egypte va être frappée par la sécheresse, auraient-ils particulièrement fauté ?

Pour pouvoir essayer de répondre à cette question, il nous faut comprendre les bases de la société égyptienne. Dans la parasha précédente, nous avons vu que lorsqu' Yossef arrive à la maison de Potiphar, il reçoit de suite un rôle important, de même lorsqu'il arrive en prison, il reçoit directement un rôle à responsabilité élevée. Excepté la Présence Divine qui l'accompagnait, il n'y a rien qui puisse justifier cela si ce n'est un caractère justement égyptien : en Egypte, compte sur l'homme.

L'homme est fort, puissant, dominateur et dominant, il est maître de son sort et de celui d'autrui et cela ne nie en rien l'idolâtrie à laquelle ils s'adonnaient. Dans ce même sens et pour illustrer ce propos, le midrash rabba nous raconte que l'Egypte était pleine de magiciens - hommes illustres aux pouvoirs énormes pouvant changer la réalité, dans son apparence, en tous cas. L'homme au centre du monde. Yossef lui-même est influencé par cette vision du monde, il demande aux maître-échanson et panetier de se souvenir de lui et de rappeler son nom devant Pharaon, il les implore. Nos Sages, dans le midrash, ne tardent pas à critiquer ce phénomène et d'avouer que pour cette raison D' lui ajouta encore deux années supplémentaires en prison. Il est également connu que les Pharaons se considéraient comme étant divins - preuve de cette même vision du monde, l'homme agit, l'homme crée des changements, l'homme est dieu.

Par opposition à cette vision du monde, D' punit l'Egypte par la famine et la sécheresse, soudainement on remarque que tout ne dépend pas de nous, en outre, nul ne sait interpréter les rêves de Pharaon, dont toutes les forces du monde n'aident en rien à comprendre ce qui se passe dans sa propre tête. Il ne peut pas accepter avoir un monde au delà de son conscient.

On aurait pu penser que D' pour réparer cette vision du monde aurait pu puissamment Se dévoiler et montrer aux yeux de tous qu'il n'est aucune rédemption à quiconque compte sur l'homme. Mais D' fait une réparation plus importante. Il ne dit pas : ne comptez pas sur l'homme. Il dit : comptez sur l'homme qui compte sur D' !

Yossef arrive en terre égyptienne et provoque un changement radical dans leur vision du monde. Ses forces, il les puise dans sa foi, comme nous l'enseignent nos Sages. Il fait comprendre qu'ils peuvent compter sur lui, car il est "l'ustensile" de la force Divine. Une fois ce message intégré, les frères peuvent descendre en Egypte et s'y installer.

Cette même histoire, celle de l'homme tout-puissant comme société est également l'histoire de la guerre contre les Grecs, celle de H'anouka. Force physique et esthétique (tels les jeux olympiques), au centre du monde. Antiochus Epiphane était un dirigeant privilégiant la débauche et la violence, ceci constitue la sous société grecque contre laquelle la lutte est évidente. Mais comme dans toute société, il y a également une haute société. Leurs activités - la philosophie, les sciences, etc. ont fait passablement avancer le monde et on leur en est redevable. Toutefois, ces avancées technologiques, et cela est valable de nos jours aussi, sous-tendent très souvent des valeurs qui ne sont pas les nôtres. Des valeurs comme la démocratie, la tolérance, le droit du particulier, sont évidemment bienvenues dans le judaïsme, mais souvent, malheureusement, elles deviennent unilatérales et extrêmes au point qu'on ne veuille plus se lier au Peuple d'Israël, la notion de communauté disparaît. Cela est évidemment un désastre qui nie toutes les valeurs de solidarité auquel le Judaïsme nous éduque. 

Parfois on sent le téléphone vibrer dans la poche, alors qu'il n'y est pas, n'est-ce pas comme si on nous avait ajouté un organe nouveau aux effets fantômes, auquel on devient dépendant?

Le capitalisme a ses bons et ses mauvais côtés, mais il faut se rappeler que ce n'est pas tant l'homme qui est au centre, mais l'homme qui fait confiance en D' et qui sait quand se battre, car il faut un certain déterminisme et préparation à cela.

H'anouka marque donc l'indépendance du Judaïsme comme culture et comme Peuple, ouverte aux valeurs positives tant qu'elles savent s'intégrer dans nos valeurs nous éduquant en fin de compte à une confiance en D'. Je pense que cette même réparation que Yossef a accompli dans son lien avec l'Egypte, et les Hasmonéens avec les Grecs doit être faite aujourd'hui avec les valeurs occidentales.

dimanche 2 décembre 2012

Parashat Vayeshev et la Terre d'Israël


La vente de Yossef - un acte qui a des conséquences...

La vente de Yossef par ses frères est souvent considérée comme l'une des plus grandes fautes de la Torah. 
Elle fut la cause de la descente de nos ancêtres en Egypte, et ce, pour 210 ans, comme explicité dans le Zohar H'adash (parashat Vayeshev 36a). 
En effet, en contrepartie des 22 ans subis par Yossef en Egypte, ses dix frères (Binyamin non compris, puisqu'il n'y était pas au début) devaient y rester 220 ans, soit la même somme décuplée. 
Cependant, la peine des frères liée au fait de mourir en dehors de la Terre Sainte a permis de diminuer leur "punition" de dix ans. 
Le Ari va plus loin en affirmant que cette faute des dix frères a engendré les dix martyrs juifs tués par les romains (cf. Sha'ar HaPessoukim, parashat Vayetze, s.v. vayiska ima; cf. encore midrash "eleh azkera" dans Otzar HaMidrashim d'Eisenstein, p. 440-448).


Selon le sens simple et littéral des versets, on dirait que la faute réside dans le fait de "voler une âme et de la vendre". Toutefois de nombreux kabbalistes l'ont expliqué différemment: la faute ne se limitait pas uniquement à cela, le problème résidait également dans le fait de sortir un Juste de la Terre d'Israël !

Expliquons cela.

Il est écrit dans le "Sefer HaH'aredim" (Teshouva, chap. 4, p. 216) que le Juste par sa présence en Israël lie la dernière lettre du Tétragramme avec celles qui la précède:
"Et en sortant de la Terre d'Israël, il sépare. Et les Patriarches ne sont sortis qu'en suivant la Parole Divine. En effet, lorsqu'un homme sort d'Israël il fait sortir avec lui La Présence Divine".
Dans le livre "Emek HaMeleh'" (d'un des disciples du Ari, Rav Naftali Bah'rah') il est écrit (Portique 6, chap. 26):
"Le secret de la faute de la vente de Yossef, qui constitue la base (yessod) de l'alliance sacrée (brit kodesh) est le fait qu'il soit d'abord emprisonné par l'écorce (klipa) de l'exil".
C'est-à-dire que les frères de Yossef ont séparé deux sefirot: yessod et malh'out.
En d'autres termes, plus compréhensibles, ils ont provoqué la chute de Juste – élément qui sera une source d'ennuis et de troubles pour les générations à venir; en effet, comme dit, cette faute a engendré l'exil et l'esclavage en Egypte… car les "actes des Pères sont des signes pour les fils", comme l'explicite le Ramban a plusieurs reprises.

Il en est ainsi tout au long de l'histoire juive, nous passons d'un pays à un autre, d'une expulsion à une autre, d'un pogrome à un autre, d'un antisémitisme à un autre, d'une dégradation à une autre, toujours avec ce sentiment que cette fois ça ira… Pourtant une rétrospective dans la Torah nous montre bien que la source de ces pérégrinations réside dans l'acte des frères de Yossef, cette vente malvenue qui nous a détachée de notre Terre alors que tout notre long exil était la conséquence de cet acte.

Puissions-nous connaître la délivrance pleine et entière, Shabat shalom !

dimanche 25 novembre 2012

Entre hellénisme et judaïsme...



Prologue

La fête de H'anouka approche et c'est toujours une bonne occasion d'opposer la pensée grecque à la pensée juive. Cependant, et j'espère le prouver dans un autre article, à l'époque de H'anouka ce n'était pas le problème...
Quoiqu'il en soit, il y a deux aspects intéressants, propres à cette fête juive rabbinique, qui nous permettent d'interroger le lien de la pensée juive à la pensée grecque: le miracle et la Création. Cet article se veut des plus simplistes qui soient, voire inexact, afin d'être compréhensible pour tous...

Le Miracle et Aristote - quel rapport ?

Introduction[1]


La philosophie hellène, en particulier aristotélicienne, bénéficia d’un crédit extraordinaire au cours de l’histoire. Ainsi, elle devint mère de la pensée occidentale pendant une période notoire[2]. De la sorte, Aristote hérita du titre de « philosophe par excellence », étant le seul à pouvoir expliquer le plus largement possible les phénomènes naturels, métaphysiques, éthiques, etc.

La « vérité »

A cette époque, le critère de validité d’une théorie est qu’elle ne put être logiquement repoussée. Par conséquent, toute théorie logiquement prouvée est valide tant qu’elle est irréfutée. Une condition supplémentaire s’impose : ce même paradigme hypothétique doit – théoriquement pour le moins – pouvoir édifier une science traduisant l’ensemble des phénomènes en une vision rationnelle et cohérente.
Aristote, avec génie, y parvint, il recouvra tous les recoins du savoir humain, au point où il en était alors. Les recherches scientifiques d’autrefois étaient dénués de toute méthode systématique, malgré cela, Aristote fit preuve d’un fin esprit analytique, ainsi que d’une précision sans précédent dans ses observations.

La causalité comme théorie

Pour « le philosophe », reprenant la théorie des quatre éléments (eau, air, feu, terre), les objets inanimés sont doués d’une “volonté“ – leur nature ou « essence ». La preuve en est claire, étant donné que tout ce qui est mis en mouvement doit être mû par une force extérieure (puisque l’objet est inanimé), alors il doit nécessairement exister une force qui pousse l’objet en mouvement : c’est le désir de la flèche de revenir au sol, sa place naturelle, sinon celle-ci continuerait à l’infini, tout comme la vache veut rentrer à son étable, ou le cheval à son écurie.
Mais cela n’est pas tout, continuons cette logique un pas plus loin. Si tout ce qui se meut doit être mû, c’est qu’il y a une cause à ce mouvement. Ainsi, tout effet, action ou phénomène est provoqué par une cause, c’est ce qu’on appelle la causalité. Mais comme celle-ci ne peut pas constituer une chaîne infinie, il devient nécessaire de définir un Moteur premier, la Cause en-soi, cause de toutes les causes, immobile puisque première, bref, éternel, sans nature ou « essence », qui met en mouvement sans en être affecté. A cette cause en-soi, il ne peut survenir aucun changement, faisant ainsi son immobilité éternelle. De même, son immatérialité est prouvée par le fait que la matière soit soumise au changement, étant donné sa sensibilité au mouvement - limité au matériel.
Jusqu’ici, l’identification de la cause en-soi avec Dieu ne pose aucun problème. Toutefois, après un développement plus poussé de cette théorie de la phénoménalité, on se rendra compte de certaines problématiques plutôt dérangeantes.

Le miracle – ou le rejet de la phénoménalité

Le Rambam (Maïmonide) écrit dans son Guide des Egarés (II, 25)[3] :

La foi en la “phénoménalité“ telle que la voit Aristote, qui est obligée, qu’aucune essence ne subisse de changement et qu’aucun objet ne change son habitude, sépare la Torah de son essentiel et nie inévitablement tout miracle en plus d’annuler tout ce qui est promis par la Torah ou est menacé [de châtiment]. Hormis si tu interprètes les miracles tels les mystiques musulmans […] sache qu’avec la foi au renouveau (h’idoush) du monde, les miracles sont tous possibles et la Torah devient possible.
Maïmonide nous indique ici clairement quels sont les problèmes[4] : la possibilité du miracle, la Providence divine (hashgah’a), ainsi que le créationnisme s’opposant radicalement à cette vision de l’éternité de la matière.
En effet, selon Aristote, un Dieu immatériel et immobile ne peut créer ou faire surgir la matière, car cette hypothèse suppose un changement dans la substance divine, chose logiquement exclue, comme expliqué précédemment. Par conséquent, la seule réponse possible à l’origine de la matière est que celle-ci est éternelle. Il s’en ensuit qu’il ne peut guère y avoir ni de création et donc de Créateur, ni de miracle « transformant » l’ordre naturel – en fin de compte matériel – et donc éternel et insensible au changement, ou alors c’est que le miracle est une illusion et pas vraiment un changement ! Dans les termes de Maïmonide ce sont les « mystiques musulmans »[5].
« Figé dans son immobilité, le dieu d’Aristote n’a finalement aucune emprise sur le monde. »[6]
Ainsi, nous voyons que la croyance en la possibilité du miracle permet de contredire la vision aristotélicienne du monde et nous oblige donc à voir une main créatrice. Il n’y a guère plus de hasard, malgré l’ordre naturel - la main Divine survient.
« H’anouka » est la célébration du miracle, de ce dépassement de la nature[7]. Signifiant qu’on n’est point limité à la seule matière ou la singularité de son étant, mais plutôt à une quête de transcendance dans l’immanence éprouvée dans la matière. Un tel dépassement sous-tend non seulement la possibilité d’une force transcendante, mais également la possibilité de s’en rapprocher ! La question qui se pose, dès lors, est donc : cette transcendance du Divin constitue-elle une force créatrice ?

Création à partir du néant ou existence précédant l'essence ?

La thèse grecque du naturel, cette vision du cosmos comme tout éternel, fermé sur lui-même, sans commencement ni fin ne peut que tout ignorer d’une expérience de rencontre possible avec un quelconque élément extérieur. L’expérience transcendante est limitée à celle immanente qui lui précède.
Il convient de signaler qu’il existe une différence notoire entre Aristote et Platon, dans leur conception du monde : selon Platon, il existe une matière première – base de toute matière existante, alors que selon Aristote, comme dit, le monde est premier et donc figé[8].
Cette conception anhistorique du monde ne cherche qu’à comprendre la phénoménalité de celui-ci. Dans ce même but, l’examen des étants constitue une avancée vers une compréhension, une connaissance, plus profonde, plus précise des phénomènes.
De fait, ce point, ce passage du néant à l’étant reste inexplicable. Sa conception est même problématique. Ainsi, au Moyen-Âge, de nombreux Rabbins ont pu concevoir que nombre de juifs considèrent que le monde n’a pas été créé à partir du néant, malgré la difficulté théologique posée par une telle assertion[9]. Cette conciliation avec la conception platonicienne du monde est plutôt étonnante[10]. Toutefois, tous s’accordent sur le fait que le monde a été créé à partir du néant, et ce, en contradiction avec la théorie hellène. La question qui se pose, comme dit, est ce passage même : comment peut-on déterminer l’infini, l’enfermer dans des limites ? La retombée pratique d’une telle interrogation définit notre lien théologique à l’Absolu, à l’Infini, en d’autres termes, à Dieu. Ce devrait donc être ce même lien, s’il en est, qui lie le transcendant et l’immanent.
Dans la théologie juive, il existe plusieurs approches. On peut les résumer ainsi : soit le passage s’est fait subitement, sans avertissement aucun, il est d’ailleurs incompréhensible, puisqu’il s’agit de la Volonté Divine (Kouzari) ; Dieu a créé une « matière première » qui a continué Sa Voie, alors qu’Il la dirige (Ibn Ezra) ; la création du monde s’est faite petit à petit (évolution dirigée Divinement ?), c’est l’avis de la plupart de nos Sages, alors que le passage en soi, ne peut être expliqué, comme dit, puisque touchant à une Essence incompréhensible par nos sens et notre esprit.

En résumé, ce point de passage entre le néant et l'étant ne pourra jamais être prouvé, mais est nécessaire à la pensée juive, alors que la pensée grecque le nie totalement, car cela constituerait à admettre une Puissance Créatrice et un changement provenant d'un monde incompréhensible, inintelligible, précédant le logos; or chez les Grecs, rien ne peut avoir préséance sur le logos, sinon celui-ci perdrait sa légitimité...
Dans les midrashim, on compare souvent les lumières de H'anouka à la Création du Monde par le Or HaGanouz (cf. p. ex. ici) constituant un élément essentiel de cette Création ; en tout cas dans la tradition kabbalistique.


[1] Basé sur : J. F. Revel, Histoire de la philosophie occidentale, Stock, Paris 1968; B. Russel, L’aventure de la pensée occidentale, Hachette, Paris, 1961; J. Brun, Aristote et le Lycée, P.U.F., Paris, 1961.
[2] Cf. à ce propos l’exclamation de Candide sur la philosophie, in Candide de Voltaire.
[3] Traduction libre.
[4] Cf. également : Maharal de Prague, Guevourot H’, début de la seconde introduction s.v. vehinehRamban (Nachmanide), Torat H’ Temima, 146-147, s.v. venitbarer.
[5] Les « mitkalmin », maîtres de la Calame. Il semblerait s’agir d’une secte extrémiste de l’islam qui voyait, non seulement dans le Coran, mais également dans la réalité, une signification symbolique et allégorique (cf. Encyclopédie de l’Islam, I, pp. 1098-1100 (M.G.S. Hodgson), ainsi que IV, pp. 198-206 (W. Madelung) ramenés par M. Schwarz, Moreh Nevouh’im, tome I, p. 342, note 9.
[6] H. Infeld, La Torah et les sciences ou mille années de controverses, Gallia, Jérusalem, 1991
[7] La Nature est généralement symbolisée par le chiffre sept (semaine, Création, Menorah, etc.), alors que  l’ordre Divin est justement son dépassement, comme lors de la Brit Mila ou à H’anouka commémorant le miracle, le surnaturel, symbolisé par le chiffre huit (bougies, la lettre h’èt, dont la valeur numérique est huit, etc.) – cf. Maharal, Ner Mitzva, 2ème partie ; B. Gross, « Que la lumière soit », p. 199-208.
[8] Cf. la synthèse du Rambam à leur propos, Guide des Egarés II, 13.
[9] Malgré leur critique et la volonté de prouver la création, cf. p. ex.  : Rav Saadia Gaon, Emounot ve’Deot, I, 1 et suiv. ; Rabbi Yehuda HaLévy, Kuzari I, 67 ; Rambam (Maïmonide), Le Guide des Egarés II, 25, 26 ; Ramban (Nachmanide), comm. sur la Torah Bereshit 1,1 et 1,8 et sur le Cantique des Cantiques 3,9 ; Ritva, Sefer HaZikaron, dans son intro. ; Ralbag (Levi Ben Guershom), Les Guerres de Dieu VI, 17 ; Rav H’esdai Crescas, Or H’, III, 1ère partie, règle 1, chap. 5 ; Rav Yossef Elbo, Le Livre des Principes I, 2 et 12 ; etc.
[10] Le Rav A. I. HaCohen Kook, ne manque pas de souligner que leurs propos concernant la validité d’une morale juive malgré la conception grecque du monde, ne sont vrais que dans une optique aristotélique de la théorie platonicienne (soit néo-platonicienne), où la cause-en-soi (qui est également la « matière première ») oblige le bon, le bien (Shmona Kvatzim I, 446) et a surtout, plus qu’autre chose, un rôle théorique éducatif (ibid., V, 228).

Choses et autres...

Quelques messages et un premier essai

Un nouveau chemin

Après de nombreux jours d'absence : un mariage et plusieurs nouveaux débuts, je me suis vite rendu compte qu'il m'était très difficile d'écrire de bons articles traitant de la emouna à un rythme conséquent. J'ai donc décidé d'ouvrir une nouvelle rubrique liée aussi à la pensée juive, mais sous un autre aspect, peut-être moins profond et plus "journalistique": la Terre d'Israël dans la parasha (péricope) de la semaine. Je pense que c'est également intéressant d'étudier d'autres sujets. Peut-être laisserais-je également place à de libres pensées, dans un style plus proche de Pascal que de Descartes...
Quoiqu'il en soit, je n'abandonne pas mon projet initial, j'ai d'ailleurs deux articles en cours d'écriture ; j'espère pouvoir finir leur rédaction sous peu et ainsi pouvoir les publier. Je n'ai malencontreusement pas tout le temps que je désire à ma volonté...

Un peu de pub...

Je profite également de promouvoir un très bon projet lancé par le Rabbin Yona Ghertman (lien aux articles qu'il a écrit sur le blog Modern Orthodox, que je recommande par ailleurs aussi, ici), également docteur en histoire du droit: le Site des études juives.


Son origine : la volonté de proposer une approche nouvelle des études juives, en français, où les textes proposés allient le respect de la tradition et les méthodes universitaires. 
Son but : diffuser un judaïsme intellectuel de haut niveau. 
Les auteurs : érudits de différents milieux et appartenant à divers courants de l'orthodoxie juive. Au-delà des petites choses qui les séparent, leur point commun est l'amour de l'étude ainsi que de la transmission.



Nous vous invitons donc à consulter ce site : http://www.lesitedesetudesjuives.fr 

Il y a une newsletter qui vous informe des mises à jour. Vous pouvez également rejoindre la page Facebook du site pour être informé de celles-ci. 


La péricope de la semaine - Vayishlah'


"Puis Jacob dit "Ô Divinité de mon père Abraham, Divinité d'Isaac mon père! Éternel, toi qui m'as dit: ‘Retourne à ton pays et à ton lieu natal, je te comblerai’" (Genèse 32, 10)



Il nous faut comprendre quel est le lien entre le début du verset et sa fin. 
Ne peut-on donc pas être comblé en dehors d'Israël ?


Rabbeinou Bah'yei fils d'Asher (Barcelone 1255- Saragosse 1340), disciple du fameux Rashba (Rabbi Shlomo Ben Aderet 1235-1310) propose une explication à cette question dans son commentaire sur la Torah (sur Deutéronome 32,10) à propos du verset: "un pays sur lequel veille l'Éternel, ton Dieu, et qui est constamment sous l'œil du Seigneur, depuis le commencement de l'année jusqu'à la fin".

"La Providence Divine principale est en Israël ; en effet, Dieu veille sur tous les pays, mais Il veille et (dévoile) sa Providence principalement là-bas (c.à.d.en Israël), c'est seulement alors que celle-ci se répand vers les autres pays". 

Ce même commentateur a réitéré cette affirmation lorsqu'il a démontré que les astres n'ont aucune influence sur la Terre d'Israël (comm. sur Deutéronome 31, 16, vers la fin). On comprend maintenant mieux pourquoi Jacob ne peut être réellement comblé qu'en Terre d'Israël.

En réalité, ces propos sont explicites dans le midrash sur notre verset (Bereshit Rabba, 74):
"Les biens situés en dehors d'Israël n'ont pas de bénédiction. Seulement lorsque tu reviendras au pays de tes Pères, Je Serai avec toi".
Nos Sages disent encore à propos du verset (Sifrei, Réèh, 114): "car l'Éternel veut te bénir dans ce pays que lui, ton Dieu, te destine comme héritage pour le posséder" (Deutéronome 15,4): 
"l'Ecriture nous enseigne que la bénédiction ne dépend que de la Terre d'Israël".
Nos Sages nous enseignent donc que le véritable bonheur, le fait d'être comblé, ne se limite pas une richesse matérielle, qui sans celle spirituelle est sans valeur. La Terre d'Israël constitue la valeur spirituelle - le lieu de la sainteté ; la source de la Providence. 
A méditer.





mercredi 27 juin 2012

Quelques pensées en vrac...

Les aspects de la emouna [1]

Après avoir écrit le dernier article, je me suis rendu compte que je n'ai pas catégorisé les choses de manière suffisamment claire. En effet, la foi, au Moyen-Âge surtout, ainsi qu'au début de l'époque moderne, traite d'au moins quatre aspects:


1. L'aspect psychologique et anthropologique: la foi est vécue comme une expérience et un état d'âme, une attitude particulière, pourrait-on presque dire.

2. L'aspect épistémologique: la foi, sous cet aspect, est considérée comme sorte de connaissance et prises de conscience positives ou négatives, c'est-à-dire que sont compris dans cette catégorie des domaines qui ne sont pas intelligibles, en soulignant leur lien à la foi, comme, par exemple, la négation des attributs Divins [2].

3. L'aspect national: la foi comme facteur déterminant particulier du Peuple d'Israël.

4. L'aspect mystique: la foi comme reflétant une certaine dimension théosophique [3].

Cette catégorisation est loin d'être absolue, ou exhaustive, mais nous permet de mieux prendre conscience de la place que la foi prend ou peut prendre dans notre vision du monde.

Dans notre précédent article, nous avons essayé de montrer l'importance de la foi, en tentant de la définir. Cependant, pour bien comprendre le concept, il nous faut l'analyser, selon la conception de chaque penseur. 

 Ancien et caduc ?

Cependant lorsqu'on consulte les sources de pensée juive, on peut vite se fatiguer. Le langage est dépassé, n'est pas actuel, les concepts pas toujours clairs. Le Rav Yossef Dov Soloveitchik écrit dans son livre Halakhic Mind [4]:

"Il est pertinent de noter que la majorité des philosophes juifs modernes ont adopté une méthode très particulière. La source de la connaissance, pour eux, est la philosophie juive médiévale. La conscience religieuse et historique qui anime tant l'Antiquité que les temps modernes est ignorée. Une telle méthode ne peut pas résoudre les problèmes de la philosophie juive pour trois raisons.
Premièrement, la pensée juive médiévale, malgré ses réussites et son mérite, n'a pas pris profondément racine dans le réalisme historique et religieux du Peuple Juif et n'a pas formé une perspective juive religieuse du monde. Lorsque l'on parle de philosophie de religion, on doit avoir à l'esprit qu'il s'agit de la philosophie des réalités religieuses telles qu'elles sont vécues par la communauté entière, et non pas une métaphysique abstraite cultivée par un groupe ésotérique de philosophes.
Deuxièmement, on sait que les principaux concepts de la philosophie médiévale sont ancrés dans l'antique pensée grecque et arabe et n'ont aucune origine juive. Il est impossible de reconstruire une perspective unique et juive du monde à partir de matériel aliéné.
Troisièmement, la thèse hégélienne affirmant que philosophie est synonyme de fieri, procès continuel et activité, est née de fait contemporains et scientifiques, devenant une "vérité" dans la philosophie moderne. Si la philosophie juive est réduite à d'obsolètes concepts et aux catégories médiévales que le temps a rendu stériles, alors, où est la continuité vivante de la philosophie?"


Le Rav Soloveitchik continue en affirmant que pour créer une reconstruction de la philosophie de la religion, on n'est pas astreint aux nécessités d'une continuité historique. Même Hermann Cohen, dit-il, qui touche à de nombreuses vérités dans son interprétation, s'est trompé dans son approche, en synthétisant la philosophie de religion avec la philosophie de la religion Juive. Il affirme que la majorité de ses analyses sont idéalistes et kantiennes, mais pas juives.


Des voies différentes
Cependant, les discussions entre rabbins, penseurs juifs, ne se limitent pas à la nature de leurs arguments; néoplatoniciens, aristotéliciens ou autre. Il ne s'agit pas uniquement, comme certains l'ont écrit, de la manière dont leur ouvrage est écrit, de leur méthodologie: l'œuvre est-elle dialectique [5], pragmatique, spéculative, ou autre terme catégorisant.

Le Rav David Cohen (le Rav HaNazir), dans son commentaire sur le Kouzari [6] (introduction à la quatrième partie) expliquait que la différence entre les trois grands auteurs de la pensée juive (que le Rav Kook recommandait d'étudier [7]) – Rav Saadia Gaon, le Rambam et Rabbi Yéhouda Halévy – résidait justement, dans leur voie, dans leur manière d'aborder la foi.

Pour le Rambam, dans le Guide, la foi commence par la contemplation du monde, 'olam, de manière cosmologique. Celle-ci doit cependant amener à un questionnement philosophique. Mais l'approche première est contemplative [8].

Cette vision est semblable à celle de Rav Sa'adia Gaon qui commence son livre Emounot ve'Deot, après sa fascinante introduction, dans la première partie, par la prise de conscience que le monde et tout ce qu'il contient a été créé[9].

Rav Yéhouda HaLévy, quant à lui, ouvre par la voie historico-nationale: "Je suis l'Eternel ton D'ieu qui t'a sorti d'Egypte". De là, il arrive à la Création, puis au Créateur ou Celui qui fait vivre (meh'ayeh) et exister (mekayem) celle-ci. Dans cette optique trouve Rabbi Yehouda Halévy la solution à la problématique du yih'oud – c'est-à-dire au fait de voir D'ieu comme source de tout, Un et Unique – des attributs Divins, ainsi que celle des Noms Divins.

Selon cette approche, on peut mieux comprendre les différentes discussions qu'il y a entre les penseurs juifs médiévaux: le chemin, la voie nous permet de mieux comprendre, intégrer leur vision du monde et ne pas se limiter à leurs concepts et paradigmes.

Peut-être y a-t-il d'autres moyens d'actualiser leur propos ?
Quoiqu'il en soit, la nécessité d''émergence d'une pensée juive moderne, basée sur les propos des rabbins de l'époque, ou pas, se fait ressentir de plus en plus.

[1] De nombreux ouvrages ont été rédigé sur la foi dans la pensée juive. Cf. p. ex. Les voies de la foi dans le Judaïsme: la réunion annuelle de pensée juive, sous la direction d'A. Amado Lévi-Valensi, S. Safrai et al., Jérusalem, 1981. Je ne peux malheureusement pas parler de ce sujet de manière exhaustive, mais cela demande à être approfondi.

[2] Cf. Rambam, Moreh Névouh'im, I, chap. 51-60; H.A. Wolfson, Studies in the History of Philosophy and Religion, Cambridge, Mass., 1977, t. II, p. 161-194; Alvin J. Reines, "Maimonides' True Belief Concerning God" dans Maimonides and Philosophy, sous la direction de S. Pines et Y. Yovel, Dordrecht, 1986 (Archives internationales d'histoire des idées, 114), p. 24-35. Cf. aussi Rav Moshé Kordovero, Pardes Rimonim, IV, chap. 4.

[3] Dans la littérature kabbalistique, généralement la foi reflète la sefira de malh'out – la Royauté. Pour une discussion sur la foi dans la kabbale et dans la h'assidout, cf. p. ex. Y. Yakobson, Foi et Vérité dans la H'asidout de Gour, dans Etudes de Kabbale, philosophie juive, et littérature éthique et philosophique, présentés à Y. Tishbi, sous la direction d'I. Dan et I. Haker, Jérusalem, 1986, p. 593-616; M. Pechter, La source de la foi est la source du renégat, dans l'approche de Rabbi Azriel, Kabala 5 (2000), p. 315-341 et Le problème de la foi et de la dénégation, selon l'approche de Rav Nah'man de Breslav, Daat 45 (2000), p. 105-134.

[4] Seth Press, N.Y., 1986, p. 100.

[5] Prônant parfois même la maïeutique, comme dans le Kouzari de Rabbi Yéhouda Halévy (illustre érudit, poète, médecin; Espagne, 1070 – mort en chemin pour la Terre d'Israël, 1141).

[6] HaKouzari HaMevoar, Jérusalem, 2002, t. II, p. 120.

[7] Ibid., litt. dans le texte : "ces livres que tout érudit doit connaître".

[8] Il semblerait pourtant que le Rambam, dans le Moreh Névouh'im I, 50 définit la foi de manière quelque peu différente, mais si l'on regarde plus attentivement, on verra qu'il n'y a aucune contradiction. En effet, dans le chap. 50 – il parle de comment la foi se dessine dans l'esprit: "Sache, toi qui approfondis mon livre, que la foi n'est pas quelque chose d'énoncé, mais se dessine dans l'âme, si on la maintient comme vérité, telle qu'elle se dessine". Puis, par la suite, il écrit (ibid.): "Mais si tu fais partie de ceux qui désirent s'élever à ce degré supérieur, le degré de l'approfondissement (yiun), et savoir avec certitude que D'ieu est Un, d'une Unité vraie, sans complexités ou possibilités de partage en aucune manière, alors sache que D'ieu n'a aucun attribut propre, etc." et il continue sur la voie philosophique: les attributs négatifs, etc. Et même si l'on veut comprendre différemment ce chapitre – comme définissant la foi – il n'empêche pas que l'ordre du livre nous dévoile comment arriver à la foi, quelle est l'approche première, sans pour autant la définir.
Cf. à ce propos A. Nouriel, Le concept de foi chez le Rambam, dans Daat 2/3 (1978-1979), p. 46 et Remarks on Maimonides' Epistemology, dans Maimonides and Philosophy, cité précédemment, p. 40-50; comp. avec H.A. Wolfson, préc. cit.; S. Rosenberg, Le concept de foi chez le Rambam et ses "successeurs", Sefer Moshe Shwartz (Bar-Ilan, 22/23), 1988, p. 351-389; Ch. H. Manekin, Problems of 'Plenitude' in Maimonides and Gersonides, dans A Straight Path; Studies in Medieval Philosophy and Culture; Essays in Honor of Arthur Hyman, sous la direction de Ruth Link-Salinger, Washington D.C., 1988, p. 183-194, principalement p. 119-126. Cf. encore Alvin J. Reines, préc. cité, p. 33.

[9] Cf. à ce propos J. Guttman, Die Religionsphilosophie des Saadia, 1882, p.33-84; M. Ventura, La Philosophie de Saadia Gaon, Paris, 1934, p. 92-171.


dimanche 24 juin 2012

L'importance de la foi



1.     Pourquoi écrire à propos de la foi ?


Il semble qu'il soit nécessaire à chacun de réfléchir quant à sa place et son but dans le monde. Cette nécessité est peut-être individuelle, peut-être universelle. Quoiqu'il en soit, les croyances et pensées d'un homme semblent être d'une part plutôt intimes, et d'autre part, du domaine de l'abstrait… ce genre de choses qui restent au niveau de l'esprit, de la pensée.

Cependant, dans son introduction au livre "Moussar Avih'a", le Rav Abraham Itzhak HaCohen Kook note qu'il est nécessaire d'écrire sur ce sujet (Introduction, par. 1, éd. Mossad Harav Kook, Jérusalem, 1985, p. 13):

"Il semble qu'il ne soit pas possible d'accomplir convenablement les "obligations du cœur"[1], si l'on ne s'écrit pas, à soi-même, un livre concernant les études nécessaires à cela… De plus, si quelqu'un a déjà atteint un tel degré de connaissance, où il peut développer un système intelligible par lui-même, il ne pourra atteindre une quelconque plénitude s'il n'y travaille pas avec son esprit".

Le Rav Kook semble se baser sur les propos du Maharsha[2] (sur Baba Bathra 10b) qui explique la guemara affirmant qu'"heureux est l'homme arrivant ici et son étude est dans sa main" de la manière suivante :

"Il faut interpréter de la sorte: le principal de l'étude et le fait que l'homme s'en imprègne vient de l'écriture ; c'est pour cette raison que nos Sages sont appelés "scribes"".

Pour approfondir, comprendre et vivre les choses de manière pleine et entière, il nous faut donc écrire nos pensées, les travailler. Il ne s'agit pas seulement d'un travail intellectuel, sans retombées pratiques, mais au contraire, d'un approfondissement impliquant l'homme tout entier, dans sa pleine essence. Le devoir de la pensée et le fait qu'elle nous astreigne, nous oblige, n'est pas simple en soi ; cela requiert une pleine sincérité de la part de l'homme et une recherche intègre de la Vérité. Cette volonté pure, dans le sens où elle ne fait intervenir aucun autre intérêt, est la porte de la compréhension des grandes idées essentielles du Judaïsme. En outre, leur connaissance est la clé de la connaissance du développement du Judaïsme.
Nous sommes là face à une intéressante dialectique: la connaissance des idées fidèles[3] permet la compréhension du Judaïsme et de son développement d'une part, alors que d'autre part, leur écriture permet un approfondissement de celles-ci, tout comme la capacité de les intégrer dans notre quotidien.


2.     Qu'est-ce que la foi? Définition et limites



Définition

La foi, pour la définir, a un sens objectif d’assurance valable, constituant une garantie, ou encore, de fidélité à un engagement, de sincérité.
Mais la foi peut également avoir un sens plus subjectif signifiant notamment une confiance absolue (soit en une personne, soit en une affirmation), ou encore, celle-ci peut être définie comme:
 « Adhésion ferme de l’esprit, subjectivement aussi forte que celle qui constitue la certitude, mais incommunicable par la démonstration[4]».

On peut donc dire que la foi est un assentiment parfait excluant tout doute, n’ayant pour autant aucun aspect scientifique (au sens défini précédemment).
Cet assentiment peut alors être défini comme étant:
« Suffisant qu’au point de vue subjectif, et […] insuffisant au point de vue objectif [5]».

D’après cette dernière définition, la foi semble opposée au savoir ainsi qu’à la raison.
Mais ce n’est pas tout à fait exact, car cette croyance très forte qu’est la foi, ne renie pas, ni ne méconnaît, le savoir, ni n’interdit l’usage de la raison.
D’ailleurs, dans le judaïsme, l’utilisation des « lumières humaines » est même nécessaire pour quiconque est désireux d’étudier[6].

Notons encore que la foi peut être une croyance en quelque chose, qui se distingue d’une simple croyance à quelque chose par sa force, qui elle-même si situe à un degré supérieur de la croyance que quelque chose est vrai.
Il y aurait donc trois degrés de foi : je crois en D.ieu, je crois à un fait (comme la venue du Messie) et je crois que quelque chose est vrai, ce dernier point étant presque une supposition, ou alors une connaissance.

Ces distinctions linguistiques résument l’interprétation faite au verset « Le juste vit par sa foi [emounato[7].

On peut tracer, grosso modo, deux "écoles" de pensée.

Pour Rabbi Yehouda Halévy, auteur du célèbre Kouzari, et Rav H'esdai Crescas, notamment, c’est de la « foi en… ou a…» qu’il s’agit ; en effet, ils défendent un courant volontariste qui définit la foi comme « confiance» sous-tendant « un engagement émotionnel total, caractérisé par l’amour et la joie [8]».

D'autre part, pour Rav Saadia Gaon, Rabeinou Ba’hya et le Rambam, entre autres, la foi doit être comprise en termes de connaissance intellectuelle, dans un sens plutôt cognitif, c’est la « foi que… ». 

J'espère revenir plus en détail sur la voie de chacun de ces géants de la pensée juive du Moyen-Âge, une autre fois.

Avant le Moyen-Âge et dans toute la Bible, la question de l’existence de D.ieu ne se posait pas, car c’était un postulat évident, toutes les structures bibliques en dépendent.
L’interrogation était plutôt portée sur la confiance : la réalisation des promesses faites par D.ieu importait.
En outre, « croire en… » présuppose « croire que… » et c’est pour cela que le concept de catéchèse, d’après lequel il y aurait une efficacité quelconque à affirmer la croyance, n’existe pas dans le judaïsme.

La Emouna

Le terme d'emouna apparaît dans différents endroits et contextes de la Torah, mais signifie originellement « être ferme, solide », de la même racine découle le mot « amen » signifiant « en vérité » ou « ainsi soit-il ». Dans ce sens là, la emouna est une acceptation[9].
L'emouna est une foi inconditionnée en D.ieu ou que D.ieu existe, ce qui doit revenir au même en fin de compte.
Cependant, nos Sages n’ont pas manqué de mettre plus l’accent sur le danger de la négation des croyances plutôt que de prôner le dogme. Nos Sages n'affirment-ils pas que : « celui qui nie l’idolâtrie connaît toute la torah »[10]?

Toutefois, afin de clarifier les choses certains ont jugé nécessaire de rédiger des articles de foi; on a invoqué à cela plusieurs raisons, l'une d'entre elles étant la lutte contre l’assimilation.
Dans les différentes formulations des articles de foi, il est frappant de constater un manque de critères reconnus communément.
Tout cela, pour pouvoir enfin confronter le christianisme et l’islam au judaïsme, sans danger, en ayant une base dogmatique certaine, piliers stables et reconnus[11].
J'espère revenir sur ce sujet plus profondément dans un prochain article.

 

 

Les enjeux


Comme nous ne voulons pas nous limiter à des définitions théoriques et lointaines, mais plus essayer de réactualiser les principaux propos de nos Sages, dans une génération où les maux de foi sont plus que ressentis, nous allons essayer de comprendre ce que signifie l'emouna à notre niveau.
Après avoir défini qu'il y a différents niveaux de croyance et que les dogmes du judaïsme, s'il en est, ne sont pas clairement définis et élaborés, en tout cas, pas accepté par tous, il nous faut comprendre ce qu'est la emouna, et ce que cela signifie pour nous.   
Le Rav Kook écrit (traduction libre et donc assez inexacte, puisqu'il y a beaucoup d'ambivalences et de significations plurielles dans le texte hébraïque)[12]:

"La foi n'est ni intellect, ni sentiment, mais la découverte de soi la plus basique de l'essence de l'âme qui doit être guidée dans son caractère. Et lorsqu'on ne détruit pas sa voie qui lui est naturelle, elle n'a besoin d'aucun autre contenu pour l'aider, en effet, elle contient tout en elle-même. Lorsque que la lumière s'affaiblit, alors viennent l'intellect et le sentiment lui montrer le chemin. Et même à ce moment là, elle doit connaître sa valeur, que ses soutiens, l'intellect et le sentiment, ne font pas partie intégrale d'elle-même. Et lorsqu'elle sera fixée stablement à sa place, alors l'intellect et le sentiment réussiront à lui dégager le chemin, en découvrant les moyens logiques et moraux qui lui dégagent les embuscades de son chemin. La vision particulière de la emouna – qui est en elle-même une "part" de D'ieu (h'elek Hashem) – est la lumière de la prophétie, et si l'on descend d'un degré, le flux du Rouah' HaKodesh (l'Esprit Divin); alors que ceux-ci descendent parfois et s'unissent avec l'intellect et le sentiment, dans leurs voies de dévoilement. Il faut savoir que l'on ne peut se tourner vers D'ieu ni par l'intellect, ni par aucun sentiment, et à fortiori par aucun de nos sens, mais uniquement par la emouna ; et la prière est emouna, tout comme le sont la crainte et l'amour: ce sont des dévoilements de la emouna. Ce que l'on appelle le sens de la emouna ou encore le sentiment d'emouna, et à plus forte raison si on parle de la science de la emouna (mada ha'emouna), tout cela n'est qu'abus de langage, car l'essence de la emouna n'est rien de tous ceux-ci, mais bien plus élevé qu'eux, car elle ne manque de rien, et elle inclut dans une unité et plénitude suprême le condensé le meilleur et le plus fort de tous ceux-ci."

Le Rav Kook affirme que la foi est au-delà de l'esprit ou d'un quelconque sentiment, il s'agit d'une force vitale qui nous meut. En effet, la pensée, d'une part, ne peut pas saisir la profondeur de l'être[13], alors que d'autre part, l'émotion non plus ne permet pas d'appréhender le monde. La emouna c'est donc une énergie vitale et "Divine" existant naturellement en chacun, prônant un intellectualisme libre et ouvert sur tout ce qui transcende les limites de la pensée logique et se liant à une sensibilité qui enrichit l'âme, faisant vivre l'esprit et renforçant la qualité de pensée, lorsque cette même énergie vitale n'y arrive pas toute seule. Cette force se dévoile dans la prière ou dans notre relation sentimentale avec D'ieu.  

Le Rav Kook continue en distinguant trois types d'emouna.
La première provient du monde de la emouna naturellement contemplative – je pense que l'on peut comprendre cela de deux manières: soit il s'agit de la force prophétique, qui est contemplative, dont le Rav Kook a parlé précédemment, ou alors il s'agit de la foi qui provient de la contemplation de la nature amenant à la connaissance de la grandeur de D'ieu. La deuxième est basée sur la Torah, les miracles et la tradition, alors que la troisième est ressentie de manière très intérieure du plus profond de l'âme.
Ces trois sortes d'emouna, dit-il, sont de "grandes lumières, dont chacun a des conditions particulières et requiert des rôles particuliers, et parfois elles se s'assemblent et s'unissent ensemble, en réuniant leur forces".
Le Rav Kook continue en détaillant plusieurs états d'âme: que faire lorsqu'une de ces sortes d'emouna prend le dessus sur les autres, la symbiose nécessaire entre le corps et l'âme de la emouna, c'est-à-dire savoir relier la foi basée sur la tradition avec la foi intérieure, provenant du plus profond de notre âme; seul cet équilibre permet la progression dans ce domaine et permet de ne pas être "malade", au niveau de la emouna.  
Le Rav Kook termine par marquer la différence entre la emouna et la science, dans leur voie et manière d'aborder le monde, ainsi que la nécessité d'une zone commune.


[1] Terme utilisé par Rabbeinou Bah'yei Ibn Pakuda (a vécu en Espagne, à Saragosse, vers 1060) dans son livre "Hovat Halevavot" – "Le Devoir du cœur" (écrit en arabe dans des caractères hébraïques et traduit en hébreu par Rav Yehouda Ibn Tibbon et imprimé pour la première fois en hébreu en 1490) pour parler de la foi et tout ce qui en découle.
[2] Rabbi Shmouel Eliezer fils de Rabbi Yehouda HaLévy Eidels (Cracovie 1555 – Pozna 1632), dans son commentaire, ad loc. (Il s'appelait "Eidels", pour honorer sa belle-mère se prénommant "Eidel" qui le soutenait financièrement et moralement).
[3] Dans le sens étymologique du terme, c'est-à-dire "liées à la foi".
[4] « Foi », au sens D, in Vocabulaire technique et critique de la Philosophie, André Lalande, PUF, 1980, [p. 360]
[5] Kant Emmanuel, Critique de la raison pure, Méthod. transc., chap. II, sect. III.
[6] Hormis le fait de la difficulté intellectuelle admise et notoire de compréhension, certains textes talmudiques donnent lieu à de nombreuses interprétations qui elles-mêmes sont interprétées différemment, de manière plutôt complexe. En outre, le Talmud à différentes reprises fait l'éloge de la sagesse (cf. p. ex. T.B. Bava Bathra 12a: "le Sage est préférable au prophète", etc.). Je pense que cet adage rapporté au nom du Rav Simh'a Bounam de Pshiskha affirmant que « tous les commandements positifs de la Torah disent à l’homme : sois un être sage, alors que tous les commandements négatifs lui disent : ne sois pas bête », prouve bien le fait d'une invitation à l’usage de la raison. De plus, cet usage n'est pas modéré, ni limité au seul domaine des études théologiques, ainsi que le note le Méïri dans son commentaire sur les Maximes de nos Pères (3, 18): "l'homme devrait premièrement étudier tout le Talmud du début à la fin… et après avoir acquis la Sagesse talmudique, il commencera les autres sagesses. L'introduction à celles-ci sont les sagesses d'étude: la géométrie et l'architecture, l'astronomie, les mathématiques, etc. De celles-ci, il parviendra aux sagesses "naturelles" (=biologie, chimie, physique, etc.) et "théologiques-métaphysiques" (=philosophiques), ainsi qu'il est connu de ceux qui comprennent". Le Ramh'al dans son "Dereh' H'oh'ma" va dans le même sens en affirmant que nous sommes astreints à étudier les matières profanes, nécessaires à la compréhension du monde et de la Torah.
[7] "Tzadik be'emounato yih'yieh" – H'aggai, 2:4.
[8] « Foi » in Dictionnaire Encyclopédique du Judaïsme, Cerf, Paris, 1993, [p.418]
[9] Maharal de Prague, Les Hauts Faits de l’Eternel (G’vourot Hachem), trad. Edouard Gourévitch, Cerf, Paris, 1994, p. 155.
[10] Sifrei sur Deutéronome 28.
[11] A ce propos, se référer à L. JACOBS, The Principles of Judaism (1964).
[12] Ma'amarei HeRe'Iyah, Vol. I, Méorot Ha'Emouna.
[13]  Cela ne veut cependant pas dire que le Rav Kook est existentialiste, car sa critique du rationnalisme repose sur des bases métaphysiques, cf. I. BEN CHLOMO, Introduction à la pensée du Rav Kook, trad. C. Chalier, Cerf, Paris, 1992, p. 31-40.