mercredi 27 juin 2012

Quelques pensées en vrac...

Les aspects de la emouna [1]

Après avoir écrit le dernier article, je me suis rendu compte que je n'ai pas catégorisé les choses de manière suffisamment claire. En effet, la foi, au Moyen-Âge surtout, ainsi qu'au début de l'époque moderne, traite d'au moins quatre aspects:


1. L'aspect psychologique et anthropologique: la foi est vécue comme une expérience et un état d'âme, une attitude particulière, pourrait-on presque dire.

2. L'aspect épistémologique: la foi, sous cet aspect, est considérée comme sorte de connaissance et prises de conscience positives ou négatives, c'est-à-dire que sont compris dans cette catégorie des domaines qui ne sont pas intelligibles, en soulignant leur lien à la foi, comme, par exemple, la négation des attributs Divins [2].

3. L'aspect national: la foi comme facteur déterminant particulier du Peuple d'Israël.

4. L'aspect mystique: la foi comme reflétant une certaine dimension théosophique [3].

Cette catégorisation est loin d'être absolue, ou exhaustive, mais nous permet de mieux prendre conscience de la place que la foi prend ou peut prendre dans notre vision du monde.

Dans notre précédent article, nous avons essayé de montrer l'importance de la foi, en tentant de la définir. Cependant, pour bien comprendre le concept, il nous faut l'analyser, selon la conception de chaque penseur. 

 Ancien et caduc ?

Cependant lorsqu'on consulte les sources de pensée juive, on peut vite se fatiguer. Le langage est dépassé, n'est pas actuel, les concepts pas toujours clairs. Le Rav Yossef Dov Soloveitchik écrit dans son livre Halakhic Mind [4]:

"Il est pertinent de noter que la majorité des philosophes juifs modernes ont adopté une méthode très particulière. La source de la connaissance, pour eux, est la philosophie juive médiévale. La conscience religieuse et historique qui anime tant l'Antiquité que les temps modernes est ignorée. Une telle méthode ne peut pas résoudre les problèmes de la philosophie juive pour trois raisons.
Premièrement, la pensée juive médiévale, malgré ses réussites et son mérite, n'a pas pris profondément racine dans le réalisme historique et religieux du Peuple Juif et n'a pas formé une perspective juive religieuse du monde. Lorsque l'on parle de philosophie de religion, on doit avoir à l'esprit qu'il s'agit de la philosophie des réalités religieuses telles qu'elles sont vécues par la communauté entière, et non pas une métaphysique abstraite cultivée par un groupe ésotérique de philosophes.
Deuxièmement, on sait que les principaux concepts de la philosophie médiévale sont ancrés dans l'antique pensée grecque et arabe et n'ont aucune origine juive. Il est impossible de reconstruire une perspective unique et juive du monde à partir de matériel aliéné.
Troisièmement, la thèse hégélienne affirmant que philosophie est synonyme de fieri, procès continuel et activité, est née de fait contemporains et scientifiques, devenant une "vérité" dans la philosophie moderne. Si la philosophie juive est réduite à d'obsolètes concepts et aux catégories médiévales que le temps a rendu stériles, alors, où est la continuité vivante de la philosophie?"


Le Rav Soloveitchik continue en affirmant que pour créer une reconstruction de la philosophie de la religion, on n'est pas astreint aux nécessités d'une continuité historique. Même Hermann Cohen, dit-il, qui touche à de nombreuses vérités dans son interprétation, s'est trompé dans son approche, en synthétisant la philosophie de religion avec la philosophie de la religion Juive. Il affirme que la majorité de ses analyses sont idéalistes et kantiennes, mais pas juives.


Des voies différentes
Cependant, les discussions entre rabbins, penseurs juifs, ne se limitent pas à la nature de leurs arguments; néoplatoniciens, aristotéliciens ou autre. Il ne s'agit pas uniquement, comme certains l'ont écrit, de la manière dont leur ouvrage est écrit, de leur méthodologie: l'œuvre est-elle dialectique [5], pragmatique, spéculative, ou autre terme catégorisant.

Le Rav David Cohen (le Rav HaNazir), dans son commentaire sur le Kouzari [6] (introduction à la quatrième partie) expliquait que la différence entre les trois grands auteurs de la pensée juive (que le Rav Kook recommandait d'étudier [7]) – Rav Saadia Gaon, le Rambam et Rabbi Yéhouda Halévy – résidait justement, dans leur voie, dans leur manière d'aborder la foi.

Pour le Rambam, dans le Guide, la foi commence par la contemplation du monde, 'olam, de manière cosmologique. Celle-ci doit cependant amener à un questionnement philosophique. Mais l'approche première est contemplative [8].

Cette vision est semblable à celle de Rav Sa'adia Gaon qui commence son livre Emounot ve'Deot, après sa fascinante introduction, dans la première partie, par la prise de conscience que le monde et tout ce qu'il contient a été créé[9].

Rav Yéhouda HaLévy, quant à lui, ouvre par la voie historico-nationale: "Je suis l'Eternel ton D'ieu qui t'a sorti d'Egypte". De là, il arrive à la Création, puis au Créateur ou Celui qui fait vivre (meh'ayeh) et exister (mekayem) celle-ci. Dans cette optique trouve Rabbi Yehouda Halévy la solution à la problématique du yih'oud – c'est-à-dire au fait de voir D'ieu comme source de tout, Un et Unique – des attributs Divins, ainsi que celle des Noms Divins.

Selon cette approche, on peut mieux comprendre les différentes discussions qu'il y a entre les penseurs juifs médiévaux: le chemin, la voie nous permet de mieux comprendre, intégrer leur vision du monde et ne pas se limiter à leurs concepts et paradigmes.

Peut-être y a-t-il d'autres moyens d'actualiser leur propos ?
Quoiqu'il en soit, la nécessité d''émergence d'une pensée juive moderne, basée sur les propos des rabbins de l'époque, ou pas, se fait ressentir de plus en plus.

[1] De nombreux ouvrages ont été rédigé sur la foi dans la pensée juive. Cf. p. ex. Les voies de la foi dans le Judaïsme: la réunion annuelle de pensée juive, sous la direction d'A. Amado Lévi-Valensi, S. Safrai et al., Jérusalem, 1981. Je ne peux malheureusement pas parler de ce sujet de manière exhaustive, mais cela demande à être approfondi.

[2] Cf. Rambam, Moreh Névouh'im, I, chap. 51-60; H.A. Wolfson, Studies in the History of Philosophy and Religion, Cambridge, Mass., 1977, t. II, p. 161-194; Alvin J. Reines, "Maimonides' True Belief Concerning God" dans Maimonides and Philosophy, sous la direction de S. Pines et Y. Yovel, Dordrecht, 1986 (Archives internationales d'histoire des idées, 114), p. 24-35. Cf. aussi Rav Moshé Kordovero, Pardes Rimonim, IV, chap. 4.

[3] Dans la littérature kabbalistique, généralement la foi reflète la sefira de malh'out – la Royauté. Pour une discussion sur la foi dans la kabbale et dans la h'assidout, cf. p. ex. Y. Yakobson, Foi et Vérité dans la H'asidout de Gour, dans Etudes de Kabbale, philosophie juive, et littérature éthique et philosophique, présentés à Y. Tishbi, sous la direction d'I. Dan et I. Haker, Jérusalem, 1986, p. 593-616; M. Pechter, La source de la foi est la source du renégat, dans l'approche de Rabbi Azriel, Kabala 5 (2000), p. 315-341 et Le problème de la foi et de la dénégation, selon l'approche de Rav Nah'man de Breslav, Daat 45 (2000), p. 105-134.

[4] Seth Press, N.Y., 1986, p. 100.

[5] Prônant parfois même la maïeutique, comme dans le Kouzari de Rabbi Yéhouda Halévy (illustre érudit, poète, médecin; Espagne, 1070 – mort en chemin pour la Terre d'Israël, 1141).

[6] HaKouzari HaMevoar, Jérusalem, 2002, t. II, p. 120.

[7] Ibid., litt. dans le texte : "ces livres que tout érudit doit connaître".

[8] Il semblerait pourtant que le Rambam, dans le Moreh Névouh'im I, 50 définit la foi de manière quelque peu différente, mais si l'on regarde plus attentivement, on verra qu'il n'y a aucune contradiction. En effet, dans le chap. 50 – il parle de comment la foi se dessine dans l'esprit: "Sache, toi qui approfondis mon livre, que la foi n'est pas quelque chose d'énoncé, mais se dessine dans l'âme, si on la maintient comme vérité, telle qu'elle se dessine". Puis, par la suite, il écrit (ibid.): "Mais si tu fais partie de ceux qui désirent s'élever à ce degré supérieur, le degré de l'approfondissement (yiun), et savoir avec certitude que D'ieu est Un, d'une Unité vraie, sans complexités ou possibilités de partage en aucune manière, alors sache que D'ieu n'a aucun attribut propre, etc." et il continue sur la voie philosophique: les attributs négatifs, etc. Et même si l'on veut comprendre différemment ce chapitre – comme définissant la foi – il n'empêche pas que l'ordre du livre nous dévoile comment arriver à la foi, quelle est l'approche première, sans pour autant la définir.
Cf. à ce propos A. Nouriel, Le concept de foi chez le Rambam, dans Daat 2/3 (1978-1979), p. 46 et Remarks on Maimonides' Epistemology, dans Maimonides and Philosophy, cité précédemment, p. 40-50; comp. avec H.A. Wolfson, préc. cit.; S. Rosenberg, Le concept de foi chez le Rambam et ses "successeurs", Sefer Moshe Shwartz (Bar-Ilan, 22/23), 1988, p. 351-389; Ch. H. Manekin, Problems of 'Plenitude' in Maimonides and Gersonides, dans A Straight Path; Studies in Medieval Philosophy and Culture; Essays in Honor of Arthur Hyman, sous la direction de Ruth Link-Salinger, Washington D.C., 1988, p. 183-194, principalement p. 119-126. Cf. encore Alvin J. Reines, préc. cité, p. 33.

[9] Cf. à ce propos J. Guttman, Die Religionsphilosophie des Saadia, 1882, p.33-84; M. Ventura, La Philosophie de Saadia Gaon, Paris, 1934, p. 92-171.


dimanche 24 juin 2012

L'importance de la foi



1.     Pourquoi écrire à propos de la foi ?


Il semble qu'il soit nécessaire à chacun de réfléchir quant à sa place et son but dans le monde. Cette nécessité est peut-être individuelle, peut-être universelle. Quoiqu'il en soit, les croyances et pensées d'un homme semblent être d'une part plutôt intimes, et d'autre part, du domaine de l'abstrait… ce genre de choses qui restent au niveau de l'esprit, de la pensée.

Cependant, dans son introduction au livre "Moussar Avih'a", le Rav Abraham Itzhak HaCohen Kook note qu'il est nécessaire d'écrire sur ce sujet (Introduction, par. 1, éd. Mossad Harav Kook, Jérusalem, 1985, p. 13):

"Il semble qu'il ne soit pas possible d'accomplir convenablement les "obligations du cœur"[1], si l'on ne s'écrit pas, à soi-même, un livre concernant les études nécessaires à cela… De plus, si quelqu'un a déjà atteint un tel degré de connaissance, où il peut développer un système intelligible par lui-même, il ne pourra atteindre une quelconque plénitude s'il n'y travaille pas avec son esprit".

Le Rav Kook semble se baser sur les propos du Maharsha[2] (sur Baba Bathra 10b) qui explique la guemara affirmant qu'"heureux est l'homme arrivant ici et son étude est dans sa main" de la manière suivante :

"Il faut interpréter de la sorte: le principal de l'étude et le fait que l'homme s'en imprègne vient de l'écriture ; c'est pour cette raison que nos Sages sont appelés "scribes"".

Pour approfondir, comprendre et vivre les choses de manière pleine et entière, il nous faut donc écrire nos pensées, les travailler. Il ne s'agit pas seulement d'un travail intellectuel, sans retombées pratiques, mais au contraire, d'un approfondissement impliquant l'homme tout entier, dans sa pleine essence. Le devoir de la pensée et le fait qu'elle nous astreigne, nous oblige, n'est pas simple en soi ; cela requiert une pleine sincérité de la part de l'homme et une recherche intègre de la Vérité. Cette volonté pure, dans le sens où elle ne fait intervenir aucun autre intérêt, est la porte de la compréhension des grandes idées essentielles du Judaïsme. En outre, leur connaissance est la clé de la connaissance du développement du Judaïsme.
Nous sommes là face à une intéressante dialectique: la connaissance des idées fidèles[3] permet la compréhension du Judaïsme et de son développement d'une part, alors que d'autre part, leur écriture permet un approfondissement de celles-ci, tout comme la capacité de les intégrer dans notre quotidien.


2.     Qu'est-ce que la foi? Définition et limites



Définition

La foi, pour la définir, a un sens objectif d’assurance valable, constituant une garantie, ou encore, de fidélité à un engagement, de sincérité.
Mais la foi peut également avoir un sens plus subjectif signifiant notamment une confiance absolue (soit en une personne, soit en une affirmation), ou encore, celle-ci peut être définie comme:
 « Adhésion ferme de l’esprit, subjectivement aussi forte que celle qui constitue la certitude, mais incommunicable par la démonstration[4]».

On peut donc dire que la foi est un assentiment parfait excluant tout doute, n’ayant pour autant aucun aspect scientifique (au sens défini précédemment).
Cet assentiment peut alors être défini comme étant:
« Suffisant qu’au point de vue subjectif, et […] insuffisant au point de vue objectif [5]».

D’après cette dernière définition, la foi semble opposée au savoir ainsi qu’à la raison.
Mais ce n’est pas tout à fait exact, car cette croyance très forte qu’est la foi, ne renie pas, ni ne méconnaît, le savoir, ni n’interdit l’usage de la raison.
D’ailleurs, dans le judaïsme, l’utilisation des « lumières humaines » est même nécessaire pour quiconque est désireux d’étudier[6].

Notons encore que la foi peut être une croyance en quelque chose, qui se distingue d’une simple croyance à quelque chose par sa force, qui elle-même si situe à un degré supérieur de la croyance que quelque chose est vrai.
Il y aurait donc trois degrés de foi : je crois en D.ieu, je crois à un fait (comme la venue du Messie) et je crois que quelque chose est vrai, ce dernier point étant presque une supposition, ou alors une connaissance.

Ces distinctions linguistiques résument l’interprétation faite au verset « Le juste vit par sa foi [emounato[7].

On peut tracer, grosso modo, deux "écoles" de pensée.

Pour Rabbi Yehouda Halévy, auteur du célèbre Kouzari, et Rav H'esdai Crescas, notamment, c’est de la « foi en… ou a…» qu’il s’agit ; en effet, ils défendent un courant volontariste qui définit la foi comme « confiance» sous-tendant « un engagement émotionnel total, caractérisé par l’amour et la joie [8]».

D'autre part, pour Rav Saadia Gaon, Rabeinou Ba’hya et le Rambam, entre autres, la foi doit être comprise en termes de connaissance intellectuelle, dans un sens plutôt cognitif, c’est la « foi que… ». 

J'espère revenir plus en détail sur la voie de chacun de ces géants de la pensée juive du Moyen-Âge, une autre fois.

Avant le Moyen-Âge et dans toute la Bible, la question de l’existence de D.ieu ne se posait pas, car c’était un postulat évident, toutes les structures bibliques en dépendent.
L’interrogation était plutôt portée sur la confiance : la réalisation des promesses faites par D.ieu importait.
En outre, « croire en… » présuppose « croire que… » et c’est pour cela que le concept de catéchèse, d’après lequel il y aurait une efficacité quelconque à affirmer la croyance, n’existe pas dans le judaïsme.

La Emouna

Le terme d'emouna apparaît dans différents endroits et contextes de la Torah, mais signifie originellement « être ferme, solide », de la même racine découle le mot « amen » signifiant « en vérité » ou « ainsi soit-il ». Dans ce sens là, la emouna est une acceptation[9].
L'emouna est une foi inconditionnée en D.ieu ou que D.ieu existe, ce qui doit revenir au même en fin de compte.
Cependant, nos Sages n’ont pas manqué de mettre plus l’accent sur le danger de la négation des croyances plutôt que de prôner le dogme. Nos Sages n'affirment-ils pas que : « celui qui nie l’idolâtrie connaît toute la torah »[10]?

Toutefois, afin de clarifier les choses certains ont jugé nécessaire de rédiger des articles de foi; on a invoqué à cela plusieurs raisons, l'une d'entre elles étant la lutte contre l’assimilation.
Dans les différentes formulations des articles de foi, il est frappant de constater un manque de critères reconnus communément.
Tout cela, pour pouvoir enfin confronter le christianisme et l’islam au judaïsme, sans danger, en ayant une base dogmatique certaine, piliers stables et reconnus[11].
J'espère revenir sur ce sujet plus profondément dans un prochain article.

 

 

Les enjeux


Comme nous ne voulons pas nous limiter à des définitions théoriques et lointaines, mais plus essayer de réactualiser les principaux propos de nos Sages, dans une génération où les maux de foi sont plus que ressentis, nous allons essayer de comprendre ce que signifie l'emouna à notre niveau.
Après avoir défini qu'il y a différents niveaux de croyance et que les dogmes du judaïsme, s'il en est, ne sont pas clairement définis et élaborés, en tout cas, pas accepté par tous, il nous faut comprendre ce qu'est la emouna, et ce que cela signifie pour nous.   
Le Rav Kook écrit (traduction libre et donc assez inexacte, puisqu'il y a beaucoup d'ambivalences et de significations plurielles dans le texte hébraïque)[12]:

"La foi n'est ni intellect, ni sentiment, mais la découverte de soi la plus basique de l'essence de l'âme qui doit être guidée dans son caractère. Et lorsqu'on ne détruit pas sa voie qui lui est naturelle, elle n'a besoin d'aucun autre contenu pour l'aider, en effet, elle contient tout en elle-même. Lorsque que la lumière s'affaiblit, alors viennent l'intellect et le sentiment lui montrer le chemin. Et même à ce moment là, elle doit connaître sa valeur, que ses soutiens, l'intellect et le sentiment, ne font pas partie intégrale d'elle-même. Et lorsqu'elle sera fixée stablement à sa place, alors l'intellect et le sentiment réussiront à lui dégager le chemin, en découvrant les moyens logiques et moraux qui lui dégagent les embuscades de son chemin. La vision particulière de la emouna – qui est en elle-même une "part" de D'ieu (h'elek Hashem) – est la lumière de la prophétie, et si l'on descend d'un degré, le flux du Rouah' HaKodesh (l'Esprit Divin); alors que ceux-ci descendent parfois et s'unissent avec l'intellect et le sentiment, dans leurs voies de dévoilement. Il faut savoir que l'on ne peut se tourner vers D'ieu ni par l'intellect, ni par aucun sentiment, et à fortiori par aucun de nos sens, mais uniquement par la emouna ; et la prière est emouna, tout comme le sont la crainte et l'amour: ce sont des dévoilements de la emouna. Ce que l'on appelle le sens de la emouna ou encore le sentiment d'emouna, et à plus forte raison si on parle de la science de la emouna (mada ha'emouna), tout cela n'est qu'abus de langage, car l'essence de la emouna n'est rien de tous ceux-ci, mais bien plus élevé qu'eux, car elle ne manque de rien, et elle inclut dans une unité et plénitude suprême le condensé le meilleur et le plus fort de tous ceux-ci."

Le Rav Kook affirme que la foi est au-delà de l'esprit ou d'un quelconque sentiment, il s'agit d'une force vitale qui nous meut. En effet, la pensée, d'une part, ne peut pas saisir la profondeur de l'être[13], alors que d'autre part, l'émotion non plus ne permet pas d'appréhender le monde. La emouna c'est donc une énergie vitale et "Divine" existant naturellement en chacun, prônant un intellectualisme libre et ouvert sur tout ce qui transcende les limites de la pensée logique et se liant à une sensibilité qui enrichit l'âme, faisant vivre l'esprit et renforçant la qualité de pensée, lorsque cette même énergie vitale n'y arrive pas toute seule. Cette force se dévoile dans la prière ou dans notre relation sentimentale avec D'ieu.  

Le Rav Kook continue en distinguant trois types d'emouna.
La première provient du monde de la emouna naturellement contemplative – je pense que l'on peut comprendre cela de deux manières: soit il s'agit de la force prophétique, qui est contemplative, dont le Rav Kook a parlé précédemment, ou alors il s'agit de la foi qui provient de la contemplation de la nature amenant à la connaissance de la grandeur de D'ieu. La deuxième est basée sur la Torah, les miracles et la tradition, alors que la troisième est ressentie de manière très intérieure du plus profond de l'âme.
Ces trois sortes d'emouna, dit-il, sont de "grandes lumières, dont chacun a des conditions particulières et requiert des rôles particuliers, et parfois elles se s'assemblent et s'unissent ensemble, en réuniant leur forces".
Le Rav Kook continue en détaillant plusieurs états d'âme: que faire lorsqu'une de ces sortes d'emouna prend le dessus sur les autres, la symbiose nécessaire entre le corps et l'âme de la emouna, c'est-à-dire savoir relier la foi basée sur la tradition avec la foi intérieure, provenant du plus profond de notre âme; seul cet équilibre permet la progression dans ce domaine et permet de ne pas être "malade", au niveau de la emouna.  
Le Rav Kook termine par marquer la différence entre la emouna et la science, dans leur voie et manière d'aborder le monde, ainsi que la nécessité d'une zone commune.


[1] Terme utilisé par Rabbeinou Bah'yei Ibn Pakuda (a vécu en Espagne, à Saragosse, vers 1060) dans son livre "Hovat Halevavot" – "Le Devoir du cœur" (écrit en arabe dans des caractères hébraïques et traduit en hébreu par Rav Yehouda Ibn Tibbon et imprimé pour la première fois en hébreu en 1490) pour parler de la foi et tout ce qui en découle.
[2] Rabbi Shmouel Eliezer fils de Rabbi Yehouda HaLévy Eidels (Cracovie 1555 – Pozna 1632), dans son commentaire, ad loc. (Il s'appelait "Eidels", pour honorer sa belle-mère se prénommant "Eidel" qui le soutenait financièrement et moralement).
[3] Dans le sens étymologique du terme, c'est-à-dire "liées à la foi".
[4] « Foi », au sens D, in Vocabulaire technique et critique de la Philosophie, André Lalande, PUF, 1980, [p. 360]
[5] Kant Emmanuel, Critique de la raison pure, Méthod. transc., chap. II, sect. III.
[6] Hormis le fait de la difficulté intellectuelle admise et notoire de compréhension, certains textes talmudiques donnent lieu à de nombreuses interprétations qui elles-mêmes sont interprétées différemment, de manière plutôt complexe. En outre, le Talmud à différentes reprises fait l'éloge de la sagesse (cf. p. ex. T.B. Bava Bathra 12a: "le Sage est préférable au prophète", etc.). Je pense que cet adage rapporté au nom du Rav Simh'a Bounam de Pshiskha affirmant que « tous les commandements positifs de la Torah disent à l’homme : sois un être sage, alors que tous les commandements négatifs lui disent : ne sois pas bête », prouve bien le fait d'une invitation à l’usage de la raison. De plus, cet usage n'est pas modéré, ni limité au seul domaine des études théologiques, ainsi que le note le Méïri dans son commentaire sur les Maximes de nos Pères (3, 18): "l'homme devrait premièrement étudier tout le Talmud du début à la fin… et après avoir acquis la Sagesse talmudique, il commencera les autres sagesses. L'introduction à celles-ci sont les sagesses d'étude: la géométrie et l'architecture, l'astronomie, les mathématiques, etc. De celles-ci, il parviendra aux sagesses "naturelles" (=biologie, chimie, physique, etc.) et "théologiques-métaphysiques" (=philosophiques), ainsi qu'il est connu de ceux qui comprennent". Le Ramh'al dans son "Dereh' H'oh'ma" va dans le même sens en affirmant que nous sommes astreints à étudier les matières profanes, nécessaires à la compréhension du monde et de la Torah.
[7] "Tzadik be'emounato yih'yieh" – H'aggai, 2:4.
[8] « Foi » in Dictionnaire Encyclopédique du Judaïsme, Cerf, Paris, 1993, [p.418]
[9] Maharal de Prague, Les Hauts Faits de l’Eternel (G’vourot Hachem), trad. Edouard Gourévitch, Cerf, Paris, 1994, p. 155.
[10] Sifrei sur Deutéronome 28.
[11] A ce propos, se référer à L. JACOBS, The Principles of Judaism (1964).
[12] Ma'amarei HeRe'Iyah, Vol. I, Méorot Ha'Emouna.
[13]  Cela ne veut cependant pas dire que le Rav Kook est existentialiste, car sa critique du rationnalisme repose sur des bases métaphysiques, cf. I. BEN CHLOMO, Introduction à la pensée du Rav Kook, trad. C. Chalier, Cerf, Paris, 1992, p. 31-40.

mardi 5 juin 2012

Bienvenue - Introduction

Message d'accueil
Bienvenue sur ce nouveau blog dont le projet est de développer des pensées liées au Judaïsme, à la foi juive, à la théologie dans ses aspects les plus vastes - généralement d'un point de vue rationaliste. 

Je dis bien des pensées, au pluriel, car je ne pense pas qu'il n'y ait qu'un seule pensée, moniste tant qu'elle le soit. Il y a diverses pensées qui se lient, se joignent et se fondent ensemble dans un lieu pluriel.

Le langage de la vie
Le fait d'user d'un lexique particulier - la langage philosophique - peut parfois écarter la pensée de la vie, créant une dichotomie, qui, à mon goût, ôte toute la vraie valeur et la force de ces pensées. 
Cela est vrai, à plus forte raison, pour le Judaïsme qui n'est pas une religion à proprement parler, nous y reviendrons, je l'espère.

Cela se voit dans le récit biblique dès la Création - dont l'acte est en fait une parole et le rôle de l'homme étant de nommer les choses. Cette expérience a établi un mode de pensée qui, pour respecter l'unité originelle de la Création, renonce à toute dichotomie rigide entre le réel et le langage.
L'hébreu peut désigner par un même terme deux concepts qui, dans d'autres langues, semblent antithétiques (c'est pour cela que certains y voient le langage de la délivrance de la Parole...). Par exemple le mot "'olam" signifie à la fois "monde" et "éternité", c'est qu'il y a là une unité de l'espace et du temps qui est intrinsèque au langage. De manière similaire, on trouvera le mot "davar" qui veut dire à la fois "parole" et "chose".
On pourrait même dire que de manière générale, dans l'univers de la Torah, le sensible comporte une signification essentielle, par nature; en effet, il participe de l'intelligible par création (cf. à ce sujet A. Neher, L'exil de la parole. Du silence biblique au silence d'Auschwitz, Seuil, Paris, 1970, p. 99 et suivantes; B. Gross, L'aventure du langage. L'alliance de la parole dans la pensée juive, Albin Michel, Paris, 2003). J'espère encore revenir sur ce sujet, de manière plus exhaustive, plus tard.

Le but

Mon but est donc d'échanger divers aspects de ce qui s'appelle en hébreu: la emouna.
J'espère pouvoir, avec vous, très chers lecteurs, esquisser quelques définitions des principes de base de notre foi, tout en s'appuyant sur nos sources, datant de plusieurs millénaires et dont la continuité, l'interprétation et le renouvellement perdurent jusqu'aujourd'hui.

Ce blog est destiné aux gens qui veulent approfondir leurs connaissances, échanger et comprendre certains points parfois obscurs de la pensée juive.

Toute remarque, proposition est évidemment la bienvenue, en espérant avoir des discussions abondantes qui sauront nous faire "engendrer" des idées nouvelles.