jeudi 17 novembre 2016

Le commandement des commandements !



Introduction - Le Décalogue

Bien des passages ont été proposés pour résumer la totalité du message biblique,"Ne fais pas à ton prochain ce que tu abhorres...", comme reformulation du verset "Aime ton prochain comme toi-même" en est l'illustration particulièrement célèbre[1].

D'autre part, dès l'aube du Judaïsme rabbinique nous considérons les dix paroles comme synthèse de la Torah[2]


Philon d’Alexandrie[3], aussi, pose la question de la valeur des commandements: y en a-t-il qui valent plus que d’autres ? 

La mishna dans le traité de Avot (2, 1) ne nous dit-elle pas « sois vigilant dans l'accomplissement d'un commandement simple et léger (mitsva qala) comme lorsque tu en accomplis un très important et grave (ké va 'hamoura) ; car tu ne connais pas la récompense respectives des mitsvot (commandements) » ?

Par conséquent, pourquoi ces dix paroles sont-elles mises en valeur ? Il répond dans un texte entièrement consacré à ce propos[4] :
« Les lois sorties de Sa bouche (= D'ieu) et énoncées uniquement par Lui , constituent à la fois des lois (h’oukim) par elles-mêmes tout comme une table des matières des autres lois, avec leurs particularités ; alors que celles énoncés par le prophète sont toutes dépendantes de celles-ci ».
Philon considère que le Décalogue constitue une sorte de table des matières du contenu des commandements et en cela leur importance est différente des autres commandements. 
Tous les commandements sont ainsi liés aux Décalogue. 
Il ne s’agit plus de voir l’importance prédominante de l’un envers l’autre ou d’un lien de simplicité - gravité, facilité et difficulté des commandements, mais plutôt une relation entre généralité et particularité, ainsi tous les commandements sont compris dans le Décalogue. 
Par conséquent, Philon distingue dix catégories de commandements, selon les dix paroles[5].

Une idée similaire est présentée par le Rav Saadia Gaon (Rassag) dans son sidour, dans ses azharot (poèmes liturgiques traitant des commandements) de Shavouot, ainsi que dans son commentaire sur le Sefer Yetzira [6]. Cette même idée se retrouve encore dans le livre Kad HaKemah' de Rabbeinou Bah'yei (ibn Asher, s.v. Shavouot, 2ème entrée) - le Décalogue serait "l'essence", le résumé, de toute la Torah.

Il ne faut pas négliger le fait que le Décalogue dont le support, les deux tables de pierre, constituent un symbole pour la synagogue et le Judaïsme a été révélé lors de la majestueuse théophanie du Sinaï, il mérite donc qu'on en scrute le contenu avec un soin particulièrement méticuleux. Nous essaierons de nous focaliser dans l'analyse de la première parole.

La première parole - un commandement ?

La première parole du Décalogue est très précise (Shemot 20:2) : 
«Je suis l’Eternel, ton D’, qui t’ai fait sortir du pays d’Egypte, d’une maison d’esclavage».
Le Rambam (Maïmonide) commence son Livre des commandements ainsi :
“…qui nous a ordonné de croire en D’ieu - qu’il y a une cause à chaque création, ainsi qu’il est dit : « Je suis l’Eternel ton D’ieu... »“.
Toutefois, le Ramban (Nachmanide) ne manque pas de noter immédiatement dans son commentaire (ibid.): 
« J’ai vu que le “Halakhot Gedolot(il s'agirait, selon le SMaG de Rav Yehoudai Gaon, vivant vers 764 après l'ère chrétienne en Babylonie) n’a pas compté ce commandement parmi les six-cents treize ».
Il omet cependant (volontairement?) de commenter cette affirmation. Selon le Ramban ce commandement est non-positif est compris dans le verset : « Garde [ces commandements] afin que tu n’oublies pas D'ieu »[7] et n’a rien à voir avec notre verset.

En outre, Rav H’esdai Crescas (décédé en 1412) dans son fameux Or Hashem explique : 
« Il se trompe royalement celui qui décompte comme commandement positif de croire en D'ieu… car cela fait partie des choses sur lesquelles la volonté et le choix n’influent aucunement et qui les précède, on peut guère appeler cela un commandement »[8].
C’est à dire, comment l’homme peut-il être ordonné de croire en la réalité de Celui qui l’ordonne ? Cette réalité est présupposée par le commandement en lui-même ! Et s’il a déjà accepté le fait de Son existence, peut-on le lui ordonner une seconde fois ? Il pointe ici un paradoxe lié à l'épicentre de ce commandement, s'il en est.

Pour cette raison, le Rav Avraham Ibn Ezra[9] et le Rav Don Isaac Abrabanel[10] acquiescent avec le Ba’al Halachot Gedolot qui n’a pas compté cette mitzva. 

Cependant, la grande majorité des Rishonim l'ont compté (SMaG, Assin, 1; SMaK, 1; Sefer HaH'inouh' 25; Azharot de Ibn Gabirol, Assin 11-12 et Lo Ta'asse 17; Sefer HaH'aredim chap. 9, 1-2 et d'autres encore). 

En outre, ils comprennent ce commandement différemment. 
En effet, nous nous sommes jusqu'à présent interrogé sur la nature de la première Parole du Décalogue : s'agit-il d'un commandement ou non. Nous avons vu qu'il y a, globalement, trois avis.

Le premier est celui du Rambam et ceux qui le suivent - il y aurait effectivement un commandement de croire en D'ieu.
Il nous semble évident et clair qu'il ne s'agit pas d'une simple croyance mais d'un acte de foi (cf. encore ce qu'il écrit dans sa lettre aux Sages de Montpellier). Il faut chercher à "connaître", intellectuellement, D'ieu, du mieux que l'on puisse et dans la limite de nos capacités.


Le second est celui de l'auteur du livre "Halah'ot Guedolot" qui affirme que cette parole constitue la base de notre foi ainsi que de tous les commandements de la Torah, et cela ne peut, par conséquent, pas être un commandement.

Le troisième avis - celui du SMaG (Rav Moshé de Couçy), du SMaK (Rabbi Itzh'ak de Corbeille) ainsi que de Rav Yossef Elbo dans son "Livre des Principes" (Sefer Ha'Ikkarim I, chap. 14) - constitue d'une certaine manière une synthèse entre les deux précédentes opinions. En effet, ils affirment que cette première parole est bel et bien un commandement, mais pas en tant que "commandement de croyance en D'ieu"; il s'agirait plutôt de croire en Sa Providence (tant générale que particulière), comprise dans les mots "qui t’ai fait sortir du pays d’Egypte, d’une maison d’esclavage" (Ikkarim ; cf. également Drashot HaRan, §9), dans le fait qu'Il va nous délivrer comme Il l'a fait (SMaK), ou d'un commandement concernant la croyance dans le fait que la Torah est d'origine Divine (selon le SMaG ; cf. encore Ramban sur Shemot 20,3).


Quelques réflexions

Le Maharal de Prague[11] explique que le verset vient nous affirmer, nous raconter, la présence Divine non pas comme un ordre, comme un commandement, pour dire « recevez Ma Royauté », mais plutôt pour nous dire quelque chose de plus profond : 
la phase première de la connaissance de l’existence de D’ieu on la connaissait déjà, cependant les mots « Je suis l’Eternel ton D’ieu » viennent exprimer la nécessité de la chose ; 
il n’y a d’autre possibilité que de Le recevoir, car la Vérité n’est ni statistique, ni relative, ni subjective, elle est absolue sans possibilité d’être repoussée, récusée

Selon le Maharal, l'identité Divine n'est nullement le fruit de notre volonté, de notre perception ; au contraire, nos esprits sont limités et déterminés par la Volonté Divine. 

Ceci est par ailleurs ressenti comme un sentiment de "nécessité" par l'homme. 

Cette idée est exprimée par nos Sages dans une allusion profonde: le Mont Sinaï fut retourné sur nos têtes, alors que la Parole Divine retentit dans nos têtes : « si vous acceptez ma Torah, tant mieux, sinon, ici sera votre tombeau » [12].

Cette même idée se retrouve chez le Rav S. R. Hirsch dans son commentaire sur la Torah (Shemot 20:1) lorsqu’il affirme que :
« la vérité basique de l’essence juive n’est pas le fait que je crois en D’ieu...  Mais plutôt qu’Il m’a créé et m’a fait tenir devant mon devoir, Il me crée encore, me guide et me dirige… il m’appartient donc à chacune de mes respirations de sanctifier Son Nom et chaque instant à Son but uniquement… Lui seul permet mon action ».
Cette idée est reprise par le Rav Breuer dans son livre Nah'aliel ; selon lui, si le judaïsme avait été basé sur le libre consentement d'appartenance uniquement, il n'y aurait jamais eu de Peuple Juif. L'identité juive même provient de ce sentiment d'obligation, d'annihilation face au Divin, du fait d'être "au pied du mur" au Mont Sinaï.

On peut retrouver encore, dans d'autres termes, une idée similaire chez le Malbim (ibid.) qui distingue le « Je » (ani) du « moi » (anokhi), dans la première Parole du Décalogue. 
Ani indique quiconque agit, alors que le terme anokhi vient annihiler toute autre existence [13].

Cette réflexion nous pousse à nous interroger sur le rapport entre nous à D'ieu qu'invoque le don de la Torah de manière générale et le Décalogue de manière particulière.



On ne fête pas le don de la Torah !

Pour cela, il nous faut d'abord nous interroger : que célébrons-nous à Shavouot ? Le don de la Torah ? Alors, si c'était le cas, comme on aurait pu le croire, pourquoi n'est-ce pas écrit explicitement dans la Torah ?[14]

"C'est une tradition orale", nous rétorquera-t-on. Pourtant, dans le Talmud [15] il existe une discussion à ce sujet !

L'avis apparemment retenu par la halah'a est que nous avons reçu la Torah le 7 sivan, soit le lendemain de Shavouot [16],




Le temps d'une rencontre

Questions ardues ayant engendré pléthores explications...
Je voudrais toutefois me focaliser sur l'une d'entre elles et invite le lecteur à en méditer d'autres.

Le Rav Naftali Tzvi Yehouda Berlin [17] explique, selon nos Sages, qu'en effet nous avons reçu la Torah le 7 Sivan, mais le projet originel fut de la recevoir le 6.


Il existe donc, ontologiquement, une corrélation entre le don de la Torah et cette fête; nous célébrons ce temps Divin, absolu, "prévu", celui du "don", et non le temps réel, historique, de la "réception".[18]


Ce temps relève de la tradition, permettant la métamorphose du passé en présent; il n'y aurait alors aucune de raison de l'indiquer dans une Torah continuellement vécue.[19]


Shavouot est donc surtout un Projet Divin, un temps prévu de rencontre ; un discours

Pour autant qu'on ne puisse rien dire de Dieu, on peut (presque) tout dire de Sa Parole. 

L'accueillir, l'accepter, signifie être apte à ce rôle d'interlocuteur, d'être séparé, autonome. 

Un "tu", comme dans les Dix Paroles, se laissant atteindre par la parole d'un "Je".

"…Ces tables étaient l'ouvrage de Dieu, et ces caractères, gravés sur les tables, étaient des caractères divins"[20]. 

Nos Sages lisent ainsi: "ne dis pas gravé (h'arout), mais libre (h'eirout)"[21] - liberté intérieure, intime, autonomie de l'être donnant lieu à une hétéronomie, un dialogue. 

"Entendre la parole divine, ne revient pas à connaître un objet, mais à être en rapport avec une substance débordant son idée en moi"[22], dit Lévinas. 

C'est-à-dire qu'entendre la parole Divine force à sortir de soi-même.


Cela peut expliquer pourquoi on lit alors Ruth, livre de la rencontre, du don pour l'autre.

Dans ce livre "l'épiphanie de Dieu est invoquée dans l'apparition d'un visage humain. Dans le visage, la différence irréductible de l'au-delà éclate entre ce qui se donne à moi et se comprend et appartient à mon monde, et ce qui, sous l'ordre ainsi constitué, s'absente, inquiète et éveille".[23]

Le don de la Torah est donc l'événement d'un jour et celui de chaque jour, mais plus encore - c'est une rencontre.




[1] T.B. Shabat 30b-31a.
[2] Bamidbar Rabba 13,16 et 18,21; Zohar HaRakia du Rashbetz ; Drashat Rabbi Bena dans Beit Akad Ha'agadot, II ; Bereshit Rabati de Rav Moshe HaDarshan, Bereshit, 90b ; Midrash Aggada, Vaeth'anan 184b ; T.Y. Shekalim ch. 6, hal. 1 et Ta'anit ch. 4, hal. 5 ; cf. Torah Shelema, tome 16, Milouim 1, p. 203-213.
[3] Philosophe juif hellène vivant à Alexandrie, en Egypte Antique au temps du Deuxième Temple, entre 20 avant l’ère chrétienne à 50 après. Il s’est beaucoup occupé de l’apologétique du judaïsme. Il écrivait en grec et la majorité de ses écrits ont été perdus.
[4] cf. Philon d’Alexandrie, Chapitres de Philon, trad. et mis en page par David Rokach, « A propos des Dix Paroles », éd. Bibliothèque Dorot Yerushalaim, Jérusalem, 1976 (cf. en particulier chap. 3, p. 87); Philon d’Alexandrie, Ecrits, édité par Suzanne Daniel-Nataf, Jérusalem, 5751 (1991),  tome II, p. 190.
[5] cf. Yehoshoua Amir, « Les dix paroles selon Philon d’Alexandrie » in Les dix paroles à travers les générations (édit. Ben-Tzion Segal), Jérusalem, 5746 (1986), p. 99. Il est le premier à effectuer cette catégorisation, mais ne sera cependant pas le dernier. 
[6] cf. à ce propos Torah Shelema, préc. cit., ibid. ; Zohar, par. Yitro p. 569 dans l'éd. du Soulam.
[7] Livre des Commandements, Commandements non-positifs, hassaga 1.
[8] Proposition avant le Ma’amar I ; cf. aussi Rashbetz, Zohar HaRakia, lettre 11-12.
[9] Ad loc., cf. aussi Yessod Mora, portique 7. cf. aussi ce qu'il écrit dans par. Vaeth'anan, Devarim 5,6.
[10] Question 7, sur notre parasha et Rosh Amana, chap. 20
[11] Tiffèret Israel, chap. 37.
[12] T.B. Shabat 88b.
[13] Cf. encore Haktav vehaKabala, ibid. et Rabbi Tzadok HaKohen de Lublin – Ressisei Layla 15, Tzidkat Hatzadik 196.
[14] Cf. Akeidat Itzh'ak, port. 67.
[15] T.B. Shabat 86a-b.
[16] Cette question est posée entre autres par les Tossafot (Hadar Zekenim sur Vayikra 23,16) et le Maguen Avraham (O.H. 494, s.k. 1).
[17] HaEmek She'alaShei'lta 107.
[18]  Une telle distinction se retrouve entre autres dans le Beit HaLévy (Shemot 19), le Shem MiShemouel (Terouma, 5677) et le Sfat Emet (Shavouot, 5643).
[19] Kli Yakar sur Vayikra 23,16; cf. Tanh'ouma, Ki Tavo et Rashi sur Devarim 11,13.
[20] Shemot 32,16.
[21] Avot 6,2.
[22] Totalité et Infini. Essai sur l’extériorité, La Haye, M. Nijhoff, 1961, p. 50.
[23] E. Lévinas, Nouvelles lectures talmudiques, La volonté du Ciel et le pouvoir des hommes, Paris, Minuit, 1996, p. 36.