dimanche 25 novembre 2012

Entre hellénisme et judaïsme...



Prologue

La fête de H'anouka approche et c'est toujours une bonne occasion d'opposer la pensée grecque à la pensée juive. Cependant, et j'espère le prouver dans un autre article, à l'époque de H'anouka ce n'était pas le problème...
Quoiqu'il en soit, il y a deux aspects intéressants, propres à cette fête juive rabbinique, qui nous permettent d'interroger le lien de la pensée juive à la pensée grecque: le miracle et la Création. Cet article se veut des plus simplistes qui soient, voire inexact, afin d'être compréhensible pour tous...

Le Miracle et Aristote - quel rapport ?

Introduction[1]


La philosophie hellène, en particulier aristotélicienne, bénéficia d’un crédit extraordinaire au cours de l’histoire. Ainsi, elle devint mère de la pensée occidentale pendant une période notoire[2]. De la sorte, Aristote hérita du titre de « philosophe par excellence », étant le seul à pouvoir expliquer le plus largement possible les phénomènes naturels, métaphysiques, éthiques, etc.

La « vérité »

A cette époque, le critère de validité d’une théorie est qu’elle ne put être logiquement repoussée. Par conséquent, toute théorie logiquement prouvée est valide tant qu’elle est irréfutée. Une condition supplémentaire s’impose : ce même paradigme hypothétique doit – théoriquement pour le moins – pouvoir édifier une science traduisant l’ensemble des phénomènes en une vision rationnelle et cohérente.
Aristote, avec génie, y parvint, il recouvra tous les recoins du savoir humain, au point où il en était alors. Les recherches scientifiques d’autrefois étaient dénués de toute méthode systématique, malgré cela, Aristote fit preuve d’un fin esprit analytique, ainsi que d’une précision sans précédent dans ses observations.

La causalité comme théorie

Pour « le philosophe », reprenant la théorie des quatre éléments (eau, air, feu, terre), les objets inanimés sont doués d’une “volonté“ – leur nature ou « essence ». La preuve en est claire, étant donné que tout ce qui est mis en mouvement doit être mû par une force extérieure (puisque l’objet est inanimé), alors il doit nécessairement exister une force qui pousse l’objet en mouvement : c’est le désir de la flèche de revenir au sol, sa place naturelle, sinon celle-ci continuerait à l’infini, tout comme la vache veut rentrer à son étable, ou le cheval à son écurie.
Mais cela n’est pas tout, continuons cette logique un pas plus loin. Si tout ce qui se meut doit être mû, c’est qu’il y a une cause à ce mouvement. Ainsi, tout effet, action ou phénomène est provoqué par une cause, c’est ce qu’on appelle la causalité. Mais comme celle-ci ne peut pas constituer une chaîne infinie, il devient nécessaire de définir un Moteur premier, la Cause en-soi, cause de toutes les causes, immobile puisque première, bref, éternel, sans nature ou « essence », qui met en mouvement sans en être affecté. A cette cause en-soi, il ne peut survenir aucun changement, faisant ainsi son immobilité éternelle. De même, son immatérialité est prouvée par le fait que la matière soit soumise au changement, étant donné sa sensibilité au mouvement - limité au matériel.
Jusqu’ici, l’identification de la cause en-soi avec Dieu ne pose aucun problème. Toutefois, après un développement plus poussé de cette théorie de la phénoménalité, on se rendra compte de certaines problématiques plutôt dérangeantes.

Le miracle – ou le rejet de la phénoménalité

Le Rambam (Maïmonide) écrit dans son Guide des Egarés (II, 25)[3] :

La foi en la “phénoménalité“ telle que la voit Aristote, qui est obligée, qu’aucune essence ne subisse de changement et qu’aucun objet ne change son habitude, sépare la Torah de son essentiel et nie inévitablement tout miracle en plus d’annuler tout ce qui est promis par la Torah ou est menacé [de châtiment]. Hormis si tu interprètes les miracles tels les mystiques musulmans […] sache qu’avec la foi au renouveau (h’idoush) du monde, les miracles sont tous possibles et la Torah devient possible.
Maïmonide nous indique ici clairement quels sont les problèmes[4] : la possibilité du miracle, la Providence divine (hashgah’a), ainsi que le créationnisme s’opposant radicalement à cette vision de l’éternité de la matière.
En effet, selon Aristote, un Dieu immatériel et immobile ne peut créer ou faire surgir la matière, car cette hypothèse suppose un changement dans la substance divine, chose logiquement exclue, comme expliqué précédemment. Par conséquent, la seule réponse possible à l’origine de la matière est que celle-ci est éternelle. Il s’en ensuit qu’il ne peut guère y avoir ni de création et donc de Créateur, ni de miracle « transformant » l’ordre naturel – en fin de compte matériel – et donc éternel et insensible au changement, ou alors c’est que le miracle est une illusion et pas vraiment un changement ! Dans les termes de Maïmonide ce sont les « mystiques musulmans »[5].
« Figé dans son immobilité, le dieu d’Aristote n’a finalement aucune emprise sur le monde. »[6]
Ainsi, nous voyons que la croyance en la possibilité du miracle permet de contredire la vision aristotélicienne du monde et nous oblige donc à voir une main créatrice. Il n’y a guère plus de hasard, malgré l’ordre naturel - la main Divine survient.
« H’anouka » est la célébration du miracle, de ce dépassement de la nature[7]. Signifiant qu’on n’est point limité à la seule matière ou la singularité de son étant, mais plutôt à une quête de transcendance dans l’immanence éprouvée dans la matière. Un tel dépassement sous-tend non seulement la possibilité d’une force transcendante, mais également la possibilité de s’en rapprocher ! La question qui se pose, dès lors, est donc : cette transcendance du Divin constitue-elle une force créatrice ?

Création à partir du néant ou existence précédant l'essence ?

La thèse grecque du naturel, cette vision du cosmos comme tout éternel, fermé sur lui-même, sans commencement ni fin ne peut que tout ignorer d’une expérience de rencontre possible avec un quelconque élément extérieur. L’expérience transcendante est limitée à celle immanente qui lui précède.
Il convient de signaler qu’il existe une différence notoire entre Aristote et Platon, dans leur conception du monde : selon Platon, il existe une matière première – base de toute matière existante, alors que selon Aristote, comme dit, le monde est premier et donc figé[8].
Cette conception anhistorique du monde ne cherche qu’à comprendre la phénoménalité de celui-ci. Dans ce même but, l’examen des étants constitue une avancée vers une compréhension, une connaissance, plus profonde, plus précise des phénomènes.
De fait, ce point, ce passage du néant à l’étant reste inexplicable. Sa conception est même problématique. Ainsi, au Moyen-Âge, de nombreux Rabbins ont pu concevoir que nombre de juifs considèrent que le monde n’a pas été créé à partir du néant, malgré la difficulté théologique posée par une telle assertion[9]. Cette conciliation avec la conception platonicienne du monde est plutôt étonnante[10]. Toutefois, tous s’accordent sur le fait que le monde a été créé à partir du néant, et ce, en contradiction avec la théorie hellène. La question qui se pose, comme dit, est ce passage même : comment peut-on déterminer l’infini, l’enfermer dans des limites ? La retombée pratique d’une telle interrogation définit notre lien théologique à l’Absolu, à l’Infini, en d’autres termes, à Dieu. Ce devrait donc être ce même lien, s’il en est, qui lie le transcendant et l’immanent.
Dans la théologie juive, il existe plusieurs approches. On peut les résumer ainsi : soit le passage s’est fait subitement, sans avertissement aucun, il est d’ailleurs incompréhensible, puisqu’il s’agit de la Volonté Divine (Kouzari) ; Dieu a créé une « matière première » qui a continué Sa Voie, alors qu’Il la dirige (Ibn Ezra) ; la création du monde s’est faite petit à petit (évolution dirigée Divinement ?), c’est l’avis de la plupart de nos Sages, alors que le passage en soi, ne peut être expliqué, comme dit, puisque touchant à une Essence incompréhensible par nos sens et notre esprit.

En résumé, ce point de passage entre le néant et l'étant ne pourra jamais être prouvé, mais est nécessaire à la pensée juive, alors que la pensée grecque le nie totalement, car cela constituerait à admettre une Puissance Créatrice et un changement provenant d'un monde incompréhensible, inintelligible, précédant le logos; or chez les Grecs, rien ne peut avoir préséance sur le logos, sinon celui-ci perdrait sa légitimité...
Dans les midrashim, on compare souvent les lumières de H'anouka à la Création du Monde par le Or HaGanouz (cf. p. ex. ici) constituant un élément essentiel de cette Création ; en tout cas dans la tradition kabbalistique.


[1] Basé sur : J. F. Revel, Histoire de la philosophie occidentale, Stock, Paris 1968; B. Russel, L’aventure de la pensée occidentale, Hachette, Paris, 1961; J. Brun, Aristote et le Lycée, P.U.F., Paris, 1961.
[2] Cf. à ce propos l’exclamation de Candide sur la philosophie, in Candide de Voltaire.
[3] Traduction libre.
[4] Cf. également : Maharal de Prague, Guevourot H’, début de la seconde introduction s.v. vehinehRamban (Nachmanide), Torat H’ Temima, 146-147, s.v. venitbarer.
[5] Les « mitkalmin », maîtres de la Calame. Il semblerait s’agir d’une secte extrémiste de l’islam qui voyait, non seulement dans le Coran, mais également dans la réalité, une signification symbolique et allégorique (cf. Encyclopédie de l’Islam, I, pp. 1098-1100 (M.G.S. Hodgson), ainsi que IV, pp. 198-206 (W. Madelung) ramenés par M. Schwarz, Moreh Nevouh’im, tome I, p. 342, note 9.
[6] H. Infeld, La Torah et les sciences ou mille années de controverses, Gallia, Jérusalem, 1991
[7] La Nature est généralement symbolisée par le chiffre sept (semaine, Création, Menorah, etc.), alors que  l’ordre Divin est justement son dépassement, comme lors de la Brit Mila ou à H’anouka commémorant le miracle, le surnaturel, symbolisé par le chiffre huit (bougies, la lettre h’èt, dont la valeur numérique est huit, etc.) – cf. Maharal, Ner Mitzva, 2ème partie ; B. Gross, « Que la lumière soit », p. 199-208.
[8] Cf. la synthèse du Rambam à leur propos, Guide des Egarés II, 13.
[9] Malgré leur critique et la volonté de prouver la création, cf. p. ex.  : Rav Saadia Gaon, Emounot ve’Deot, I, 1 et suiv. ; Rabbi Yehuda HaLévy, Kuzari I, 67 ; Rambam (Maïmonide), Le Guide des Egarés II, 25, 26 ; Ramban (Nachmanide), comm. sur la Torah Bereshit 1,1 et 1,8 et sur le Cantique des Cantiques 3,9 ; Ritva, Sefer HaZikaron, dans son intro. ; Ralbag (Levi Ben Guershom), Les Guerres de Dieu VI, 17 ; Rav H’esdai Crescas, Or H’, III, 1ère partie, règle 1, chap. 5 ; Rav Yossef Elbo, Le Livre des Principes I, 2 et 12 ; etc.
[10] Le Rav A. I. HaCohen Kook, ne manque pas de souligner que leurs propos concernant la validité d’une morale juive malgré la conception grecque du monde, ne sont vrais que dans une optique aristotélique de la théorie platonicienne (soit néo-platonicienne), où la cause-en-soi (qui est également la « matière première ») oblige le bon, le bien (Shmona Kvatzim I, 446) et a surtout, plus qu’autre chose, un rôle théorique éducatif (ibid., V, 228).

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