mercredi 27 juin 2012

Quelques pensées en vrac...

Les aspects de la emouna [1]

Après avoir écrit le dernier article, je me suis rendu compte que je n'ai pas catégorisé les choses de manière suffisamment claire. En effet, la foi, au Moyen-Âge surtout, ainsi qu'au début de l'époque moderne, traite d'au moins quatre aspects:


1. L'aspect psychologique et anthropologique: la foi est vécue comme une expérience et un état d'âme, une attitude particulière, pourrait-on presque dire.

2. L'aspect épistémologique: la foi, sous cet aspect, est considérée comme sorte de connaissance et prises de conscience positives ou négatives, c'est-à-dire que sont compris dans cette catégorie des domaines qui ne sont pas intelligibles, en soulignant leur lien à la foi, comme, par exemple, la négation des attributs Divins [2].

3. L'aspect national: la foi comme facteur déterminant particulier du Peuple d'Israël.

4. L'aspect mystique: la foi comme reflétant une certaine dimension théosophique [3].

Cette catégorisation est loin d'être absolue, ou exhaustive, mais nous permet de mieux prendre conscience de la place que la foi prend ou peut prendre dans notre vision du monde.

Dans notre précédent article, nous avons essayé de montrer l'importance de la foi, en tentant de la définir. Cependant, pour bien comprendre le concept, il nous faut l'analyser, selon la conception de chaque penseur. 

 Ancien et caduc ?

Cependant lorsqu'on consulte les sources de pensée juive, on peut vite se fatiguer. Le langage est dépassé, n'est pas actuel, les concepts pas toujours clairs. Le Rav Yossef Dov Soloveitchik écrit dans son livre Halakhic Mind [4]:

"Il est pertinent de noter que la majorité des philosophes juifs modernes ont adopté une méthode très particulière. La source de la connaissance, pour eux, est la philosophie juive médiévale. La conscience religieuse et historique qui anime tant l'Antiquité que les temps modernes est ignorée. Une telle méthode ne peut pas résoudre les problèmes de la philosophie juive pour trois raisons.
Premièrement, la pensée juive médiévale, malgré ses réussites et son mérite, n'a pas pris profondément racine dans le réalisme historique et religieux du Peuple Juif et n'a pas formé une perspective juive religieuse du monde. Lorsque l'on parle de philosophie de religion, on doit avoir à l'esprit qu'il s'agit de la philosophie des réalités religieuses telles qu'elles sont vécues par la communauté entière, et non pas une métaphysique abstraite cultivée par un groupe ésotérique de philosophes.
Deuxièmement, on sait que les principaux concepts de la philosophie médiévale sont ancrés dans l'antique pensée grecque et arabe et n'ont aucune origine juive. Il est impossible de reconstruire une perspective unique et juive du monde à partir de matériel aliéné.
Troisièmement, la thèse hégélienne affirmant que philosophie est synonyme de fieri, procès continuel et activité, est née de fait contemporains et scientifiques, devenant une "vérité" dans la philosophie moderne. Si la philosophie juive est réduite à d'obsolètes concepts et aux catégories médiévales que le temps a rendu stériles, alors, où est la continuité vivante de la philosophie?"


Le Rav Soloveitchik continue en affirmant que pour créer une reconstruction de la philosophie de la religion, on n'est pas astreint aux nécessités d'une continuité historique. Même Hermann Cohen, dit-il, qui touche à de nombreuses vérités dans son interprétation, s'est trompé dans son approche, en synthétisant la philosophie de religion avec la philosophie de la religion Juive. Il affirme que la majorité de ses analyses sont idéalistes et kantiennes, mais pas juives.


Des voies différentes
Cependant, les discussions entre rabbins, penseurs juifs, ne se limitent pas à la nature de leurs arguments; néoplatoniciens, aristotéliciens ou autre. Il ne s'agit pas uniquement, comme certains l'ont écrit, de la manière dont leur ouvrage est écrit, de leur méthodologie: l'œuvre est-elle dialectique [5], pragmatique, spéculative, ou autre terme catégorisant.

Le Rav David Cohen (le Rav HaNazir), dans son commentaire sur le Kouzari [6] (introduction à la quatrième partie) expliquait que la différence entre les trois grands auteurs de la pensée juive (que le Rav Kook recommandait d'étudier [7]) – Rav Saadia Gaon, le Rambam et Rabbi Yéhouda Halévy – résidait justement, dans leur voie, dans leur manière d'aborder la foi.

Pour le Rambam, dans le Guide, la foi commence par la contemplation du monde, 'olam, de manière cosmologique. Celle-ci doit cependant amener à un questionnement philosophique. Mais l'approche première est contemplative [8].

Cette vision est semblable à celle de Rav Sa'adia Gaon qui commence son livre Emounot ve'Deot, après sa fascinante introduction, dans la première partie, par la prise de conscience que le monde et tout ce qu'il contient a été créé[9].

Rav Yéhouda HaLévy, quant à lui, ouvre par la voie historico-nationale: "Je suis l'Eternel ton D'ieu qui t'a sorti d'Egypte". De là, il arrive à la Création, puis au Créateur ou Celui qui fait vivre (meh'ayeh) et exister (mekayem) celle-ci. Dans cette optique trouve Rabbi Yehouda Halévy la solution à la problématique du yih'oud – c'est-à-dire au fait de voir D'ieu comme source de tout, Un et Unique – des attributs Divins, ainsi que celle des Noms Divins.

Selon cette approche, on peut mieux comprendre les différentes discussions qu'il y a entre les penseurs juifs médiévaux: le chemin, la voie nous permet de mieux comprendre, intégrer leur vision du monde et ne pas se limiter à leurs concepts et paradigmes.

Peut-être y a-t-il d'autres moyens d'actualiser leur propos ?
Quoiqu'il en soit, la nécessité d''émergence d'une pensée juive moderne, basée sur les propos des rabbins de l'époque, ou pas, se fait ressentir de plus en plus.

[1] De nombreux ouvrages ont été rédigé sur la foi dans la pensée juive. Cf. p. ex. Les voies de la foi dans le Judaïsme: la réunion annuelle de pensée juive, sous la direction d'A. Amado Lévi-Valensi, S. Safrai et al., Jérusalem, 1981. Je ne peux malheureusement pas parler de ce sujet de manière exhaustive, mais cela demande à être approfondi.

[2] Cf. Rambam, Moreh Névouh'im, I, chap. 51-60; H.A. Wolfson, Studies in the History of Philosophy and Religion, Cambridge, Mass., 1977, t. II, p. 161-194; Alvin J. Reines, "Maimonides' True Belief Concerning God" dans Maimonides and Philosophy, sous la direction de S. Pines et Y. Yovel, Dordrecht, 1986 (Archives internationales d'histoire des idées, 114), p. 24-35. Cf. aussi Rav Moshé Kordovero, Pardes Rimonim, IV, chap. 4.

[3] Dans la littérature kabbalistique, généralement la foi reflète la sefira de malh'out – la Royauté. Pour une discussion sur la foi dans la kabbale et dans la h'assidout, cf. p. ex. Y. Yakobson, Foi et Vérité dans la H'asidout de Gour, dans Etudes de Kabbale, philosophie juive, et littérature éthique et philosophique, présentés à Y. Tishbi, sous la direction d'I. Dan et I. Haker, Jérusalem, 1986, p. 593-616; M. Pechter, La source de la foi est la source du renégat, dans l'approche de Rabbi Azriel, Kabala 5 (2000), p. 315-341 et Le problème de la foi et de la dénégation, selon l'approche de Rav Nah'man de Breslav, Daat 45 (2000), p. 105-134.

[4] Seth Press, N.Y., 1986, p. 100.

[5] Prônant parfois même la maïeutique, comme dans le Kouzari de Rabbi Yéhouda Halévy (illustre érudit, poète, médecin; Espagne, 1070 – mort en chemin pour la Terre d'Israël, 1141).

[6] HaKouzari HaMevoar, Jérusalem, 2002, t. II, p. 120.

[7] Ibid., litt. dans le texte : "ces livres que tout érudit doit connaître".

[8] Il semblerait pourtant que le Rambam, dans le Moreh Névouh'im I, 50 définit la foi de manière quelque peu différente, mais si l'on regarde plus attentivement, on verra qu'il n'y a aucune contradiction. En effet, dans le chap. 50 – il parle de comment la foi se dessine dans l'esprit: "Sache, toi qui approfondis mon livre, que la foi n'est pas quelque chose d'énoncé, mais se dessine dans l'âme, si on la maintient comme vérité, telle qu'elle se dessine". Puis, par la suite, il écrit (ibid.): "Mais si tu fais partie de ceux qui désirent s'élever à ce degré supérieur, le degré de l'approfondissement (yiun), et savoir avec certitude que D'ieu est Un, d'une Unité vraie, sans complexités ou possibilités de partage en aucune manière, alors sache que D'ieu n'a aucun attribut propre, etc." et il continue sur la voie philosophique: les attributs négatifs, etc. Et même si l'on veut comprendre différemment ce chapitre – comme définissant la foi – il n'empêche pas que l'ordre du livre nous dévoile comment arriver à la foi, quelle est l'approche première, sans pour autant la définir.
Cf. à ce propos A. Nouriel, Le concept de foi chez le Rambam, dans Daat 2/3 (1978-1979), p. 46 et Remarks on Maimonides' Epistemology, dans Maimonides and Philosophy, cité précédemment, p. 40-50; comp. avec H.A. Wolfson, préc. cit.; S. Rosenberg, Le concept de foi chez le Rambam et ses "successeurs", Sefer Moshe Shwartz (Bar-Ilan, 22/23), 1988, p. 351-389; Ch. H. Manekin, Problems of 'Plenitude' in Maimonides and Gersonides, dans A Straight Path; Studies in Medieval Philosophy and Culture; Essays in Honor of Arthur Hyman, sous la direction de Ruth Link-Salinger, Washington D.C., 1988, p. 183-194, principalement p. 119-126. Cf. encore Alvin J. Reines, préc. cité, p. 33.

[9] Cf. à ce propos J. Guttman, Die Religionsphilosophie des Saadia, 1882, p.33-84; M. Ventura, La Philosophie de Saadia Gaon, Paris, 1934, p. 92-171.


4 commentaires:

  1. Très intéressant.

    Pour moi qui ne suis pas spécialiste de Philosophie juive, j'ai trouvé que la dernière partie du billet "Des voies différentes" était la plus accessible.

    Peut-être pourrais-tu reproduire le niveau de cette partie dans les prochains billets afin de viser un lectorat un peu plus large ?

    En tout cas je ne connaissais pas la qualité des articles en français et j'avoue être agréablement surpris... ça laisse entrevoir de belles perspectives..

    Yona

    RépondreSupprimer
  2. Cher Yona,
    Merci de ton gentil et constructif commentaire.
    Ma pensée est cependant quelque peu obnubilée.
    D'une part je veux que les propos soient d'un niveau élevé afin que même les plus érudits d'entre nous puissent en retirer quelque chose, d'autre part, mon souhait le plus grand est que ces propos touchent une certaine fibre intime de l'âme, si on peut s'exprimer de la sorte, de manière à influer sur notre existence et notre identité, évidemment, pour le plus grand lectorat qu'il soit...
    Je cherche encore un peu ma voie...

    Si tu as des propositions, elles sont les bienvenues.

    RépondreSupprimer
  3. Je viens de voir cet article et j'adore !
    Vraiment très pertinent.

    Dans la même idée, j'ai récemment entendu une conférence du Dr. Dov Maimon qui plaidait pour "l'écriture d'un Talmud du 21e siècle", c'est à dire un traitement systématique des grands problèmes éthiques contemporains selon une dialectique juive.

    RépondreSupprimer
  4. Ce blog est vraiment très intéressant merci Samuel !
    Je ne suis absolument pas spécialiste en pensée juive ou en philosophie juive mais je trouve ton blog très accessible et en même temps après avoir lu tes articles je sais que j'ai appris quelque chose et c'est très satisfaisant !

    Et commencer par l'étude du concept de la Emouna c'est un bon choix pour nous forcer à réfléchie :).

    Shavoua tov

    Lucie Esther.

    RépondreSupprimer